Les développements de l’enclosure en Angleterre : vers la fin de la société manoriale des communs (XVe-XIXe siècles)

 

« La structure économique capitaliste est sortie des entrailles de l’ordre économique féodal. La dissolution de l’une a dégagé les éléments constitutifs de l’autre. »
— Karl Marx, Le Capital, I, Huitième section, chapitre XXVI

On dénote dans l’actualité, aussi bien de la recherche scientifique que de la société elle-même, l’émergence de questionnements nouveaux, qui tous se cristallisent autour de la notion de « commun ». Notre séminaire, de toute évidence, en est une preuve patente ; d’autant qu’il fait suite à un autre séminaire, d’une envergure beaucoup plus large, qui fut co-organisé par le Collège international de philosophie et le Centre d’économie de la Sorbonne entre 2010 et 2012. Autres preuves patentes de cette émergence du commun : des expériences sociopolitiques, tels que la ZAD de Notre-Dame-des-Landes ou l’espace autogéré des Tanneries à Dijon.

Cette notion de « commun », ainsi que nous le donnent à lire Pierre Dardot et Christian Laval, est un « terme central de l’alternative au néolibéralisme », un terme qui « est devenu le principe effectif des combats et des mouvements qui, depuis deux décennies, ont résisté à la dynamique du capital et ont donné lieu à des formes d’action et de discours originales ». Le commun constitue donc une forme vraisemblablement nouvelle de rationalité politique, qui, d’après les deux philosophes, relie entre elles toutes les oppositions théoriques et pratiques au dispositif néolibéral, dans leur grande diversité, depuis le milieu des années 90. Le commun, de par « les énoncés qui l’expriment » et « les visibilités qui [le] remplissent », propose de s’extraire de la polarité public/privé, en abandonnant notamment la propriété privée. C’est en cela qu’il est une « alternative au néolibéralisme », ainsi que l’allèguent Dardot et Laval. Alors que le dispositif néolibéral, de fait, intronise le secteur privé au détriment du secteur public, le dispositif du commun imagine quant à lui des « modes de gestion » radicalement autres, c’est-à-dire qui s’extraient très largement de cette polarité public/privé que nous avons nommé. C’est d’ailleurs en cela que le commun n’est pas une réincarnation, au XXIe siècle, du communisme ; précisément parce qu’il révoque l’extrême importance qui fut attribuée à l’État au cours de l’expérience soviétique, et qui était déjà en germe dans le Manifeste de 1848. De façon très schématique, pour saisir à gros traits les différences de dispositif, on peut dire que le communisme est une radicalisation du pouvoir public de l’État, que le néolibéralisme est une radicalisation des pouvoirs privés que se partagent les acteurs du marché, et que le dispositif des communs dessinent une autre voie, où l’on tente de s’affranchir du balancement interminable entre le secteur public et le secteur privé, en privilégiant des modes de gestion qui s’effectuent en dehors des structures étatiques et en dehors des marchés financiers.

L’aspect tout à fait récent du commun rend sa compréhension difficile. Le terme comprend de multiples sens, qui se situent à des niveaux de compréhensions très échelonnés, depuis une compréhension prosaïque (le commun est « ce qui se partage ») à une compréhension autrement plus conceptuelle (celle que nous évoquions au paragraphe précédent). J’ai donc décidé de donner à cette notion de commun une certaine perspective historique, sur un mode foucaldien, en m’efforçant de tracer le diagramme du commun. Ce tracé diagrammatique a pour vocation de cartographier l’histoire du commun, en portant une attention semblable aux « formes discursives d’expression » et aux « formes non discursives de contenu », c’est-à-dire, en bref, aux « discursivités » — ce qui se dit — et aux « visibilités » — ce qui se voit. Puisque l’une des principales exigences de ce travail doit être l’esprit de synthèse, de toute évidence une telle entreprise doit se voir délimitée. Je m’intéresserai donc en particulier au procès d’« enclosure » qui eut cours en Angleterre pour l’essentiel, du XVIe au XIXe siècles. Je choisis cet ancrage particulier, celui de l’enclosure, parce que ce long procès fait bruyamment écho à la contemporanéité du commun.

L’enclosure est un processus complexe, par lequel on bascule en Angleterre, et plus globalement en Europe occidentale, d’une conception commune de la terre à une conception fondée sur la propriété privée, entraînant par corrélation un basculement des modes de production, devenant capitalistes après avoir été peu ou prou communautaires. Ces basculements impliquent des transformations lentes, qui s’échelonnent sur plusieurs siècles — depuis la fin du du XVe siècle jusqu’au milieu du XIXe. Ces lentes transformations, qui plus est, s’opèrent sur des plans tout à fait distincts : aussi bien sur le plan économique que sur le plan technique ; ou sur le plan géopolitique aussi bien que sur le plan écologique. En suivant chacune de ces transformations, ce travail s’interrogera sur l’émergence du capitalisme dans les sociétés économiques, en essayant de montrer que cette émergence s’est opérée par différentiation avec des modèles sociaux qui ont trait, pour une part au moins, aux communs. Ainsi, une première partie s’interrogera sur la nature des sociétés telles qu’elles fonctionnaient avant le procès d’enclosure — les sociétés manoriales en particulier — notamment au regard de la notion de commun. Une seconde partie, plus étendue, étudiera trois aspects du processus d’enclôture. Enfin, dans une ultime partie de mon travail, je tirerai un certain nombre de conclusions au sujet de l’enclosure.

La société manoriale : une société des communs ?

Pour commencer cette brève sociologie du Bas Moyen Âge anglais, je voudrais revenir sur la mythologie des sociétés précapitalistes et prépropriétaires telle qu’elle s’édifia dans la philosophie classique, chez Rousseau, chez Hobbes, chez Locke, ou chez Marx par certains aspects. D’abord, il faut dire que les formes capitalistes de production ne sont pas advenues d’un coup d’un seul, comme le feu jaillit d’un tas de cendres endormi. La propriété privée, qui constitue le corrélat de ces formes capitalistes de production, n’est assurément pas née quelque part entre le XIIIe et le XIVe siècles sous le coup d’un individu « qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire : Ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire ». Le système de droit de propriété s’est édifié peu à peu, à travers des siècles d’histoire hétéroclites, en connectant des points parfois extrapolés. Mais surtout, autre point sur lequel il faut revenir, il fut longtemps très aisé de croire que les formes sociales qui préexistaient aux nôtres, dans un Moyen Âge lointain, appelaient soit le chaos le plus anarchique (de manière paradigmatique chez Hobbes), soit le plus ingénu des paradis perdus (tel que nous le présente Rousseau, et dans une moindre mesure, Marx). Le portrait de ces sociétés d’avant la propriété privée et d’avant l’État transparaît bien souvent comme une caricature, ou dithyrambique ou satirique, mais toujours dénuée d’une quelconque vérité historique. À vrai dire, la société manoriale ne se caractérise ni par une parfaite égalité ni par une permanente menace. Ce fut plutôt une société structurée, avec ses rapports de force, sa juridiction, ses fonctionnements propres, sa part belle et sa part sombre.
D’un point de vue spatial aussi bien que d’un point de vue économique, le cœur de la société manoriale, c’est le seigneur : son manoir, sur le même modèle que le château dans la société féodale, se tient au centre d’une étendue plus ou moins grande de terres, dont il est coutumièrement le propriétaire. J’emploie l’adverbe coutumièrement à dessein, pour contraster avec la conception moderne de la propriété, qui s’établit dans la loi et non dans la coutume. C’est la différence entre le système de droit d’usage et le système de droit de propriété. Au cours du Bas Moyen Âge anglais, le modèle de la tenure prévaut : le seigneur cède toutes les terres qui cerclent son manoir à des paysans, moyennant une redevance d’argent ou de services de la part des tenanciers. Si l’on veut comprendre le statut des paysans à partir d’un vocabulaire moderne, on dirait que ceux-ci sont les usufruitiers des champs qu’ils cultivent sans en être les propriétaires. D’après Michael Postnan, il faut voir dans ce rapport du seigneur aux paysans qui cultivent ses terres le propre de « l’ordre manorial » : « [La] dépendance des travailleurs de la terre et le pouvoir du seigneur dont elle procédait furent si caractéristiques du système et se trouvent si rarement dans d’autres sociétés rurales non médiévales qu’on peut y voir les traits distinctifs de l’ordre manorial. » De toute évidence, il ne faut donc pas voir dans les sociétés précapitalistes en général, et dans la société manoriale en particulier, une sorte de communisme informel, où une parfaite horizontalité entre les hommes rayerait toute forme de hiérarchie sociale. En revanche, il ne faut pas observer non plus cette toute-puissance du seigneur avec des yeux modernes, masqués de libéralisme. Le pouvoir du seigneur relève plutôt de ce que Foucault a nommé « le pouvoir pastoral », en cela que le seigneur se confondait avec la figure du berger menant ses brebis au Salut, à la loi et à la vérité, comme l’indispensable figure tutélaire sans laquelle on est irrémédiablement conduit à une dangereuse hérésie. La gouvernementalité manoriale se caractérise donc par un certain moralisme. Cela se traduit aussi bien par l’assentiment qui caractérise le rapport des paysans à leur seigneur (absence quasi totale de rixe ou de révolte, malgré leur total asservissement), que par des coutumes perpétuées par le seigneur lui-même, non sans une certaine abnégation à l’égard des individus placés sous son autorité. Ces coutumes, précisément, nous ramènent à la thématique des communs.
Deux coutumes de la société manoriale relevaient alors ce qu’on peut appeler aujourd’hui « les communs » : d’abord les communaux (communals en anglais), c’est-à-dire les biens qui sont à proprement parlé gérés de manière collective ou communautaire, et qui n’appartiennent à personne ; ensuite les droits collectifs sur les biens privés, c’est-à-dire qui appartenaient au seigneur. Pour bien comprendre ces deux coutumes, il faut étudier brièvement les modes de fonctionnement agricoles qui étaient employés à l’époque par les paysans. La culture fonctionnait selon une technique que l’on nomme l’assolement. C’est une technique agricole ancestrale qui consiste à diviser l’exploitation d’une terre en trois « soles » (pour ce qui concerne l’assolement triennal, employé en Angleterre à l’époque qui nous intéresse), c’est-à-dire en trois moments, recommencés dans un sempiternel roulement. À la première sole, les paysans du manoir plantaient par exemple de l’épeautre ; puis ils plantaient du sarrasin à la sole suivante, la deuxième ; puis la troisième, enfin, était toujours réservée à la jachère, pour que les sols se reconstituent, qu’ils se fertilisent à nouveau. Tout ce système de culture s’établissait de manière communautaire par les paysans, bien qu’ils n’étaient pas propriétaires mais seulement usufruitiers des champs qu’ils géraient. Le seigneur, coutumièrement détenteur de ces terres, n’était pas sollicité à propos de leur gestion, en tout cas pas directement : celui-ci se souciait seulement du rendement que celles-ci produisaient. L’assemblée de paysans au sein du village décidait par exemple des céréales qui seraient plantées, de la durée exacte des soles, de la tâche qui incomberait à chaque paysan, et de toutes les autres choses nécessaires au bon déroulement de la culture. Ainsi dans la société manoriale, bien que le seigneur détenait tous les champs que les paysans administraient, bien qu’il pouvait en disposer selon son seul vœu, et bien que les paysans devaient de ce fait reverser dans la plupart des cas le cens au seigneur, c’étaient bien les paysans qui géraient de manière communautaire les champs que le seigneur leur cède.
La gestion communautaire de ces terres agricoles comprenaient par ailleurs un certain nombre de droits d’usage, c’est-à-dire de droits qui permettaient d’user librement d’une ressource sans titre de propriété, dont le plus célèbre est le droit de vaine pâture. Ce droit, en l’occurence, accordait à tout humain de disposer librement et gratuitement des terres non-cultivées afin qu’il ou elle puisse faire paître son bétail. Parmi ces terres non-cultivées, on compte l’ensemble du périmètre où l’autorité du seigneur fait loi, soustrayant à cela les terres cultivées : aussi bien les bois, les taillis, les futaies ou les rivières, que les marécages impraticables, les chemins tracés, les champs en jachère, les prés laissés à l’abandon. Ces endroits, précisément, sont appelés « les communaux ». Le seigneur n’en revendique pas la propriété, il n’en tire aucun argent. Ce sont donc des biens absolument communs : à tous parce qu’à personne. Parmi ces biens, disions-nous, on compte aussi les forêts, dont on ne peut tirer aucun bénéfice apparent puisqu’aucune agriculture ne peut y être réalisée. Dans ces forêts absolument communes, les paysans se procuraient tout le bois nécessaire à l’administration de leur maisonnée, notamment en ce qui concerne le chauffage l’hiver et la cuisine tout au long de l’année. Le ramassage du bois, ainsi que le voulaient les communals et le droit d’usage, se faisait librement et gratuitement. Un texte de loi, corollaire de la Magna Carta de 1215, rend officiellement légale cette réalité, effective depuis le début du Moyen Âge au moins : la Charte des forêts, adoptée en 1225. Dans ce texte de loi, plusieurs articles légifèrent sur ce droit accordé à tous les hommes libres de disposer comme ils veulent des forêts communales pour faire paître leur bétail ou quelque autre chose.
À la question que formule le titre de cette partie, il faut désormais répondre. On peut dire que la société manoriale est une société des communs, dans la mesure où nombre de ses aspects révèlent une gestion collective des biens du village. Qui plus est, les ressources naturelles non-cultivées appartiennent à tous, ce qui fait que chacun peut en jouir à sa mesure. L’exemple du bois de chauffe est frappant de ce point de vue. Toutefois, il ne faut pas dresser à partir de ce canevas historique un tableau rêvée des sociétés manoriales. La vie des villageois est dénuée de valeur propre. Le seigneur, astre solaire de ces petites sociétés, détient un plein-pouvoir à l’égard de tous ses sujets. Et si la gestion des terres se fait de manière plus ou moins communautaire, si les décisions de conjoncture se prennent en assemblée villageoise, il faudra toujours reverser le cens au seigneur, qui est l’unique détenteur des terrains qui jouxtent, de loin en loin, son manoir.
Tous ces droits d’usage qui confèrent indéniablement aux sociétés médiévales pré-capitalistes une certaine dimension du dispositif des communs vont peu à peu s’abolir sous l’effet d’un processus que les historiens anglais ont appelé l’enclosure.

 

Le procès d’enclosure : une triple détermination historique

L’enclosure, comme nous l’avons dit déjà, comprend de multiples aspects. À travers le temps (le procès d’enclosure, d’après les historiens, durera plus de trois siècles) et à travers l’espace (au-delà même de l’Angleterre, en France, en Hollande, et encore au-delà). Je prendrai soin de déterminer trois aspects de l’enclosure : 1. l’aspect environnemental, le plus sensiblement visuel ; 2. l’aspect juridique ou législatif ; 3. l’aspect philosophique ou intellectuel. Je dois préciser qu’aucune relation de cause à effet ne sera recherchée, ni d’ailleurs aucun ordre hiérarchique ne sera appliqué entre ces différents aspects que j’ai pris soin de distinguer. Procéder de la sorte aurait présupposé une conception de l’histoire, et plus globalement une conception du réel, une métaphysique, faussées. Les choses, dans leur mouvement imperturbable, ne se laissent pas si facilement rejoindre par l’intelligence : elles sautent, se regardent et se confrontent, elles s’agencent entre elles sans jamais s’impliquer, elles dansent avec allégresse sur les considérations philosophiques, c’est là l’unique nécessité.

II. 1. L’enclosure des paysages

Historiquement, l’enclosure fut d’abord visuelle, concrète, faite d’authentiques clôtures et de véritables haies. Faut-il rappeler que le mot « enclosure » signifie littéralement « processus par lequel on dispose des clôtures de part et d’autre d’un espace » — on traduit parfois par le mot « enclôture » en français. Les paysans des sociétés manoriales, à la fin du Moyen-Âge, au XVe siècle surtout, durent en effet faire face à un certain nombre de difficultés auxquelles les confrontaient leurs activités. Deux difficultés en particulier se sont peu à peu imposées à eux : d’une part la perte du bétail et d’autre part la mauvaise irrigation des champs cultivés. La première difficulté que nous mentionnons doit être saisie dans un contexte économique d’augmentation considérable des pratiques d’élevage de moutons en Angleterre, au XVe et au XVIe siècles, alors que les Grandes Découvertes engagent un commerce de type nouveau, celui de la laine moutonnière. Les seigneurs anglais voient dans cette explosion de la demande de laine l’occasion d’augmenter leur revenus, et par là même leur puissance. C’est alors qu’ils mobilisent leurs terres et leurs paysans non plus pour la production céréalière mais pour l’élevage de moutons. D’où l’émergence soudaine de ces problématiques.
Ces deux problèmes, d’élevage et d’irrigation, sont le fait de l’organisation spatiale des terrains agricoles. L’assolement, que nous évoquions dans la première partie de ce travail, nécessite une organisation en openfield, où les champs s’avoisinent sans haie ni clôture, jusqu’à se confondre presque, se juxtaposer anarchiquement. À ce modèle de l’openfield qui prévalait alors, d’aucuns privilégièrent le modèle du bocage, où des haies arbustives et roncières ferment les champs, aux bêtes sauvages d’un côté, et au bétail de l’autre. Et si les haies permettent d’éviter les pertes de bétail, elles permettent aussi une meilleure irrigation des champs : les arbustes qui encadrent la terre puisent beaucoup d’eau, et les buttes de terre où sont plantées les haies creusent de longs fossés bientôt remplis de cette même eau, ce qui permet un drainage conséquent. C’est ainsi que les paysans, afin de pallier à un certain nombre de problèmes conjoncturels, eurent recours à l’enclosure arbustive, ce qui donna un premier coup de pioche, décisif, dans le dispositif des communs tel qu’il s’exerçait dans les sociétés manoriales.
Peu à peu, l’inflation des pratiques d’élevage et la reconsidération du territoire que cela entraîne de facto vont provoquer de profonds changements dans la société anglaise. Un nouveau groupe social se fait jour, celui des propriétaires terriens qui sont en mesure d’assurer, aussi bien techniquement que financièrement, tous ces changements agricoles ; et au même moment débute l’extinction d’un autre groupe, celui que peuplent les petits paysans qui travaillaient naguère sous l’égide de leur seigneur, nettement dépendant du système de droits d’usage. Cette classe sociale des petits paysans, dans la généalogie sociale, est l’ancêtre de la classe ouvrière : ceux qui quittent les exploitations agricoles rejoignent très vite les rangs serrés des usines naissantes. Dans Le Capital, Marx évoque ces changements sociaux, sans assez restituer toutefois leur caractère lent et sous-jacent :

Dans l’histoire de l’accumulation primitive, toute révolution fait époque qui sert de levier à l’avancement de la classe capitaliste en voie de formation, celles surtout qui, dépouillant de grandes masses de leurs moyens de production et d’existence traditionnels, les lancent à l’improviste sur le marché du travail, prolétaires sans feu ni lieu. Mais la base de toute cette évolution, c’est l’expropriation des cultivateurs.
Elle ne s’est encore accomplie d’une manière radicale qu’en Angleterre : ce pays jouera donc nécessairement le premier rôle dans notre esquisse.

Ce bref extrait du Capital nous donne trois informations importantes : 1. Ce que Marx nomme « l’expropriation des cultivateurs » se trouve au fondement de la classe prolétaire et de l’industrialisation ; 2. « La classe capitaliste en voie de formation », autrement dit les propriétaires terriens, s’accaparent d’une certaine manière les terres agricoles en supprimant de ce fait les communaux et tout le système de droit d’usage ; 3. enfin, ces deux premiers phénomènes que nous relatons sont apparus de manière privilégiée en Angleterre.
L’enclosure se détermine donc d’abord par des enclosures concrètes, qui transforment les openfields en bocages, qui tracent dans les grandes étendues champêtres des lignes de partage, et qui préfigurent la propriété, aux dépens de la communauté. Ces enclosures concrètes, si l’on reprend notre méthodologie du diagramme empruntée à Foucault et Deleuze, correspondent à des visibilités du diagramme de l’enclosure, c’est-à-dire « ce que l’on voit » à la différence de « ce qui se dit ». Nous poursuivrons donc cette exploration par quelques exemples de discursivités de l’enclosure.

II. 2. L’enclosure parlementaire

Alors que les phénomènes d’enclosure dans les campagnes anglaises appelèrent d’abord une forte opposition de la part des assemblées locales, ainsi que de certains ecclésiastiques haut placés dans les sphères du pouvoir, on assiste progressivement, à partir du XVIIIe siècle, et massivement au XIXe siècle, à une véritable enclosure parlementaire.
En 1485, à l’issue de la guerre civile anglaise, appelée guerre des Deux-Roses, la dynastie des Tudor s’empare définitivement du pouvoir royal. Cette date marque traditionnellement la fin du Moyen Âge dans l’historiographie britannique. Et de fait, la Maison Tudor ouvre l’histoire de la Grande-Bretagne sur la modernité de l’État-nation, au mépris le plus total de la société manoriale. La dynastie fraîchement entrônée structure de manière tout à fait radicale le territoire de son règne, en opérant notamment les premières cadastrations, et bientôt, elle concentre les pouvoirs dans ce qu’il convient d’appeler un appareil d’État. Progressivement, l’idée de souveraineté advient. On dit peu combien cet établissement de l’État-nation, par le biais de l’enclosure notamment, s’accompagna d’une remarquable paupérisation. Dans le premier livre du Capital, Marx fait mention de cet épisode de l’histoire anglaise, « la nouvelle noblesse » dont il parle désignant bien entendu la dynastie des Tudor :

Ce qui en Angleterre donna surtout lieu à ces actes de violence, ce fut l’épanouissement des manufactures de laine en Flandre et la hausse des prix de la laine qui en résulta. La longue guerre des Deux-Roses ayant dévoré l’ancienne noblesse, la nouvelle, fille de son époque, regardait l’argent comme la puissance des puissances. Transformation des terres arables en pâturages, tel fut son cri de guerre.

L’Église et ses ministres s’opposent avec force aux nouvelles lois d’enclosure qui commencent à prendre effet un peu partout dans le pays. Sont brandis par les prêtres la Charte des forêts et la Magna Carta : autant de textes de loi qui font la part belle aux communaux. Mais si ce soutien de l’Église, ajouté aux révoltes paysannes, permet un ralentissement du processus, rien ne parvient à l’enrayer tout à fait. Cette opposition structurelle entre, d’un côté l’Église et le monde paysan, et d’un autre côté ce qui constitue progressivement les pouvoirs publics et la bourgeoisie propriétaire, durera jusqu’au milieu du XVIIIe siècle ; on pourrait presque dire jusqu’en 1773 exactement, où un premier Inclosure Act est voté par le tout jeune Parliament of Great-Britain. Par cette loi de 1773, l’enclosure ne se fait plus dans le détail d’un territoire, comme c’était le cas jusqu’alors, mais se décide à l’échelle nationale : elle devient une règle générale qui s’applique au territoire tout entier. S’ensuivra toute une batterie d’actes d’enclosure qui finiront par annihiler complètement les héritages communaux de la société manoriale. Nous aurions aussi pu faire mention d’une série de cinq articles écrits par Marx qui portent sur les vols de bois. Le jeune philosophe s’insurge dans ce texte contre une loi votée par la Diète de Rhénanie à l’automne 1842, une loi qui institue l’interdiction du ramassage du bois de chauffe que nous évoquions plus haut.
L’Église finit par accepter l’enclosure parlementaire, et par condamner de surcroît tous ceux qui se battent encore pour une société des communs. L’encyclique Rerum novarum de 1891, rédigée par le pape Léon XIII, témoigne de ce revirement de l’Église catholique. Cette encyclique commence par s’opposer au socialisme sous l’unique prétexte que cette doctrine veut abolir la propriété privée. Par suite, elle entérine le rôle de l’État dans la gestion des sociétés humaines.
Dès 1882, plus aucun communal n’existe. Pas un droit d’usage n’est laissé aux paysans pauvres des campagnes anglaises, tous condamnés à regagner les villes industrielles, où ils seront bientôt pris dans le maillage de l’espace usinier. Les derniers vagabonds, qui logeaient encore récemment dans les plis et les replis des sous sous-bois, sont morts exécutés s’ils n’ont pas déjà rejoints les rangs serrés des ouvriers charbonniers. Les disciplines font loi. Les feux de la prison panoptique, déjà, se réverbèrent sur l’ordre social tout entier. De nouvelles gouvernementalités ont émergé, qui ont rapport avec la vie biologique des hommes, avec les corps que le pouvoir investit. La propriété privée règne désormais en maître sur le charnier des communaux.

II. 3. L’enclosure dans le champ philosophique : l’exemple du Second Traité

Nous avons vu précédemment comment des faits de circonstance ont peu à peu transformé le paysage anglais : de l’openfield, vaste océan de prairies soulevé çà et là par la houle des collines, au bocage, quadrillage orthogonale de petites parcelles agricoles. Nous avons ensuite montré comment les institutions nouvelles d’un État qui se fortifie — en l’occurrence le Parlement — ont légiféré en faveur de la propriété privée et de l’abandon des communaux, non sans se heurter à une certaine résistance d’abord, puis avec une facilité croissante. À présent, toujours dans la dynamique du diagramme, je voudrais montrer comment la philosophie de cette époque enregistre en son sein ce procès d’enclosure, qui opère un basculement du système des droits d’usage au système des droits de propriété.
La fin de la société manoriale, la fin du paradigme des communs, l’avènement de la « société de souveraineté » où prévaut le modèle de l’État-nation, l’enclôture des champs et la géographie du bocage, la réticence aussi que put engager à l’époque la concentration des pouvoirs dans la gouvernementalité rationnelle de l’État, tout cela, en effet, se joue aussi dans les livres de philosophie. En ce sens, la philosophie constitue une discursivité, c’est-à-dire une forme strictement langagière irrémédiablement prise dans les jeux de l’histoire. De toute évidence, l’exemple le plus frappant de cet enregistrement des enclosures dans la philosophie, et plus particulièrement dans la philosophie britannique, c’est le Traité du gouvernement civil de John Locke, publié pour une part en 1689 et pour une autre part en 1690. Dans ce livre, la propriété est établie comme un droit naturel : « Bien que la terre et toutes les créatures inférieures appartiennent en commun à tous les hommes, chacun garde la propriété de sa propre personne. Sur celle-ci, nul n’a droit que lui-même. » Le caractère principiel de cette propriété de soi, explicitement défendu par le philosophe dans ces deux phrases, est souligné par le présent à valeur de vérité générale, ainsi que par la structure aphoristique, quasiment juridique, de la seconde phrase : « Sur celle-ci, nul n’a droit que lui-même. » Chacun s’appartient en propre. C’est là le soubassement anthropologique sur lequel s’élancera bientôt un droit à l’appropriation individuelle, c’est-à-dire, de proche en proche, à la propriété privée ; un droit à la fois théoriquement démontré — dans le Second traité de manière paradigmatique — et juridiquement célébré — notamment, un siècle après Locke, dans la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 (cf. Article 2).
Cette anthropologie lockienne, fondée sur la propriété de soi, enclôt pourrait-on dire les communautés villageoises de naguère. Sur le plan théorique, elle trace des lignes de partage au sein même de ces communautés, lesquelles ne se concevaient non pas tant comme des sommes d’individus que comme des sujets en elles-mêmes, indivisibles à ce titre. L’individualisme dont témoigne l’anthropologie lockienne, ainsi que l’essentiel de la pensée politique moderne, répond de toute évidence d’une certaine forme d’enclosure ; une enclosure qui sépare non plus la terre en parcelles privées, mais qui sépare la société humaine en individus distincts. À ce titre, certains historiens ont parlé d’un « individualisme agraire », suivant le même télescopage que nous lorsque nous évoquons une « enclosure des individus ». Ce télescopage entre les enclosures paysannes et le discours politico-philosophique rend très net la réalité de cette époque dont nous cherchons à faire l’histoire : le commun qui, par définition, est pluriel, fait place à la segmentation en individus élémentaires, définis par leur identité.
Au-delà du détail de la théorie lockienne de la propriété, il faut remarquer plus globalement combien le concept même de propriété pose problème à la pensée au XVIe et au XVIIe siècles, alors que la page du Moyen Âge se tourne et que s’ouvre par là même celle de la modernité. De ce point de vue, le Traité du gouvernement civil, par exemple, est d’abord une réponse à la théorie de la propriété proposée par Robert Filmer peu avant 1690. Ce texte de Locke, le texte de Filmer auquel il répond, ainsi que d’autres textes encore, de Hobbes, de Bodin, constituent tous ensemble un vaste réseau de discours qui portent sur la propriété. À ce réseau discursif de la propriété s’adjoint d’autres réseaux discursifs, au sein de séries. C’est de cette adjonction que naît à proprement parler les problématisations. À la propriété, de manière caractéristique, on adjoint ce qu’on pourrait appeler le réseau discursif de « la communauté de la terre ». Cela est rendu très clair dès les premières lignes du chapitre 5 du Second traité. Je cite à nouveau : « Bien que la terre et toutes les créatures inférieures appartiennent en commun à tous les hommes, chacun garde la propriété de sa propre personne. » Le concept de propriété, dans le discours philosophique de l’époque classique, se comprend par différentiation avec celui, tout autre, de la communauté de la terre. Au vu de l’accroissement progressif du système de droit de propriété, il s’agit donc pour la philosophie de concilier ces deux concepts, malgré leur apparente dichotomie. C’est exactement ce qui est à l’œuvre dans le chapitre 5 du Second traité. Cette problématisation qui naît du face-à-face qu’opère la philosophie entre le concept de propriété et le concept de commun est tout à fait caractéristique du procès d’enclosure qui se déroule à l’époque.

 

Les enclosures : conclusions

La première conclusion à tirer de ce travail, c’est la pluralité des enclosures, ainsi que le précise le sous-titre ci-dessus. Ou peut-être faut-il plutôt dire la pluralité des mots et des choses dans lesquels s’est incarnée l’enclosure, parce que c’est cela et rien d’autre qui nous a mobilisé : les visibilités et les discursivités où l’enclosure se manifeste, avec plus ou moins d’évidence. Le modèle diagrammatique que nous nous sommes efforcés de suivre, s’il a rendu manifeste cette pluralité, nous a aussi permis de considérer la manière dont s’impose peu à peu le système de droit de propriété : toujours par différentiation, en se confrontant tantôt férocement tantôt victorieusement à d’autres systèmes (dont le système des droits d’usage en majeure partie) qui ont leurs propres visibilités et leurs propres discursivités. Au sein du diagramme, schématiquement, les enclosures ne font qu’augmenter l’intensité de la propriété privée, et avec elle de la souveraineté, de la raison d’État, du système de monnaie, de l’impérieuse liberté individuelle ; et les enclosures baissent par là même l’intensité d’autres réalités, dont les communaux, les droits d’usage, les ancrages politiques locaux, etc.
De ce point de vue, les communs n’ont jamais totalement disparu sous l’éclipse de la propriété. Seulement, leur intensité est devenue parfois dérisoire sur l’ordonnée du diagramme de l’histoire récente. Même l’eau, en Bolivie, s’est vue enclose par des acteurs privés. Mais aujourd’hui, ne sommes-nous pas en train d’assister à une intensification, ou une réintensification, des communs ? Notre-Dame-des-Landes, la troisième partie de l’Essai sur la révolution au XXIe siècle, Bure, Elinor Ostrom, l’écologie politique, et tant d’autres phénomènes de notre actualité que nous avons rapidement évoqué en introduction de notre travail, tout cela donne un éclat nouveau aux communs, alors que le néolibéralisme perd peu à peu en intensité sur l’abscisse du diagramme. Notre époque, du fait de ce basculement qui semble s’y opérer, offre un point de vue historique privilégié pour comprendre le processus d’enclosure : tout s’effectue de façon erratique. Le cours de l’histoire, en lui-même, demeure erratique.

Bibliographie indicative

* Pierre Dardot & Christian Laval, Commun. Essai sur la révolution au XXIe siècle, Paris, Éditions La Découverte, 2014.
* J.-M. Neeson & H. Coolings, « La clôture des terres et la société rurale britannique : une revue critique », in Histoire, économie et société, 1999, 18e année, n°1 « Terre et paysans », pp. 83-106.
* Michael Postnan, « The Medieval Economy and Society (110-1500) », in Michael Postnan & Christopher Hill, Histoire économique et sociale de la Grande-Bretagne, Tome 1. Des origines au XVIIIe siècle, Paris, Seuil, 1977.
* John Locke, « Deuxième traité du gouvernement. Essai sur l’origine, les limites et les fins véritables du gouvernement civil », in Deux traités du gouvernement, Paris, Vrin, 1997
* Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes [1755], Paris, Garnier-Flammarion, 2011.
* Karl Marx, Le Capital, I, Paris, Folio, 2008.
* Gilles Deleuze, Foucault, Paris, Éditions de Minuit, 1986
* Michel Foucault, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975.
* Michel Foucault, Histoire de la sexualité, I, La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976.
* Michel Foucault, Sécurité, Territoire, Population, Paris, « Hautes Études », Seuil/Gallimard, 2004.
* Michel Foucault, Naissance de la biopolitique, Paris, « Hautes Études », Seuil/Gallimard, 2004.

 

Sitographie indicative

* https://en.wikipedia.org/wiki/Enclosure
* http://geoconfluences.ens-lyon.fr/glossaire/enclosure
* https://www.britannica.com/topic/enclosure