La Révolution russe est un évènement-charnière de l’Histoire. Comme la découverte de l’Amérique ou la chute de Constantinople. C’est un instant rare où se confondent les chants du cygne et les chants du coq, dans une cacophonie toute révolutionnaire. Dix jours qui ébranlèrent le monde : c’est ainsi que John Reed, l’illustre journaliste américain, avait nommé son reportage à Petrograd au mois d’octobre 17. Le monde en fut ébranlé. Il faut dire que le renversement, tout d’abord, aura été total : idéologique, politique, diplomatique, économique, etc. Sans doute est-ce là le propre des évènements historiques, leur force, ce qui fait d’eux le trésor tant convoité de la politique. Mais ce renversement, semble-t-il, est fugace : bientôt tout rentrera dans l’ordre, et toutes les intensités se cristalliseront à nouveau, à l’intérieur de ce nouvel ordre perclus. En l’occurence, l’ordre initié par la Révolution d’octobre est depuis toujours sujet à débats ; et aujourd’hui encore, presque trente années après la chute du mur de Berlin, il paraît impossible d’étudier l’Union soviétique — de ses prémices à ses reliquats — sans être immédiatement saisi par le discours militant, farouchement opposé ou farouchement enclin. Par exemple, alors que je visitais des forums de discussion pour choisir le texte qui ferait l’objet de mon commentaire, j’ai été frappé par la violence de certains propos, tenus par exemple sur l’œuvre de Lénine ou de Trotsky, ou par exemple sur l’œuvre de François Furet ou de Jean-François Revel. Il faut croire que ce qui était dit à la fin des années 90 par un historien russe est toujours d’actualité : « [N]i les historiens ni surtout notre société ne sont prêts à rompre avec le mythe fondateur de l’année zéro, de cette année où tout aurait commencé : le bonheur ou le malheur du peuple russe. » Je m’efforcerai donc, face à cette première difficulté, de me tenir à distance des idéologies ; sans prétendre pour autant retrouver sous les couches d’idéologie, la « grande Vérité » des évènements. Et pour surmonter cette difficulté, j’ai choisi paradoxalement de commenter un texte de Léon Trotsky : je préfère encore le faste révolutionnaire aux insidieuses convictions de l’historien « objectif ». Qui plus est, la pensée à l’œuvre dans ce texte de Trotsky, et dans d’autres de lui, présente des aspects philosophiques très intéressants.
Le texte de Trotsky que je commenterai dès à présent tire « Les leçons d’octobre », d’après le titre que lui attribua son auteur. Il porte donc exclusivement sur l’évènement-charnière que nous avons nommé, c’est-à-dire toute la période qui s’étend de la première révolution de février 1917 à la « guerre civile » qui fait directement suite à la prise du pouvoir par les bolcheviks à la fin du mois d’octobre de la même année. Je partage pour ma part l’opinion de Trotsky selon laquelle la Révolution d’octobre, comme genèse de l’Union soviétique, est un biais essentiel pour comprendre la société soviétique dans son ensemble ; c’est pourquoi j’ai fait le choix d’étudier avec plus d’attention cet évènement en particulier. Le texte, disais-je, porte uniquement sur l’année 1917 ; toutefois, Trotsky l’écrit quelques années après 1917, au cours du mois de septembre 1924. Il faut bien considérer que le contexte dans lequel sont rédigées ces « Leçons » participe aussi de la mise en récit de la Révolution russe. En septembre 1924, Lénine est mort depuis quelques mois. L’affaire de sa succession fait rage depuis les premières attaques cérébrales au début de l’année 1922. Rapidement, Staline s’est positionné, tout conciliateur qu’il paraissait alors, et a remporté l’assentiment des autres dirigeants. Sauf Trotsky bien sûr, qui se sera toujours opposé à la nomination de Staline au poste de Secrétaire général du parti dès le mois d’avril 1922. Et à mesure que le pouvoir de Staline s’intensifia, jusqu’à devenir total, Trotsky devint peu à peu l’anathème du régime : la propagande stalinienne en fit un menchevik convaincu, qui voyait en Lénine l’opportunité d’accéder à de hautes responsabilités. Les relations qu’entretenaient Trotsky et Staline ont donc toujours été marquées du sceau de la grande rivalité politique. Les idées de l’un ont toujours trouvé leur contrariété parfaite dans les idées de l’autre. Par exemple, la Révolution internationaliste que souhaite Trotsky trouve son exact contraire dans la théorie stalinienne du « Socialisme dans un seul pays ». Les « Leçons d’Octobre », donc, dans ce contexte de tensions exacerbées, doivent bien être lues comme un acte de défense vis-à-vis des accusations portées par Staline et les staliniens ; un acte de défense qui peut aussi être considéré comme un acte proprement offensif, puisque la publication de ce texte engage en U.R.S.S. la première campagne anti-trotskyste de grande envergure. Trotsky, en quelque sorte, pour contrer ces rumeurs répandues par le Secrétaire général du parti, fait état de son engagement auprès de Lénine et de sa récusation du menchevisme anti-révolutionnaire, en insistant parfois allègrement sur sa dévotion à Lénine ou sur sa critique des mencheviks. Il faut dire que les rumeurs dont il faisait l’objet étaient motivées par un engagement tardif au Parti (1917 — alors que Staline y était depuis 1904) et par la proximité d’un temps avec les mencheviks. Mais cette plongée au cœur des querelles de parti n’est pas là seul intérêt du texte ; il suffit simplement d’en être conscient, pour se distancier de certaines allégations. Les leçons que Trotsky tire de la Révolution d’octobre sont d’abord théoriques, et elles témoignent assez nettement de la pensée du révolutionnaire russe. La lecture de ce texte, qui est écrit à l’époque pour introduire un recueil d’articles que Trotsky a écrit dans la Pravda, nous permettra donc de mieux saisir certaines grandes lignes philosophiques que proposent l’œuvre de Trotsky. Par exemple la « bureaucratie » ou la « révolution permanente ».
Le propos de Trotsky suit un plan chronologique, sans doute pour mieux dissimuler derrière un enjeu proprement historique les enjeux politiques que nous avons mentionnés. Pour rendre compte au mieux des différents niveaux de lecture, nous choisirons pour notre part un plan plus thématique. Ainsi, une première partie étudiera succinctement l’interprétation historique que fait Trotsky de la Révolution russe, en s’efforçant de mettre en lumière l’aspect polémique du texte. Dans une deuxième partie, nous serons attentifs à la théorie de la révolution que semble vouloir établir Trotsky à l’occasion de cette introduction. Et enfin, dans un dernier temps, nous verrons comment Trotsky fait de la révolution la seule dynamique valable pour l’Histoire.

 

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Une interprétation historique de la Révolution russe

Toute l’histoire de la Révolution russe est fondée, d’après Léon Trotsky, sur la seule dichotomie entre les mencheviks d’une part et les bolcheviks d’autre part. C’est la Prima causa de toute l’histoire révolutionnaire en Russie :

Cela seul montre déjà que nous étions en présence non pas de divergences de vues épisodiques, mais de deux tendances de principe. L’une d’elles était prolétarienne et menait à la voie de la Révolution mondiale, l’autre était “démocratique”, c’est-à-dire petite-bourgeoise, et menait en dernière analyse à la subordination de la politique prolétarienne aux besoins de la société bourgeoise qui se réformait. Ces tendances se heurtèrent violemment dans toutes les questions tant soit peu importantes de l’année 1917.

La première phrase que je cite apparaît comme une justification : on est dans le registre de la preuve, de la déduction, somme toute dans le registre argumentatif. Et en effet, on reprocha beaucoup au parti bolchevik de Lénine et de Trotsky d’avoir si vite trahi l’alliance qu’il avait passé avec la frange menchevik de la gauche prolétarienne pour renverser le tsarisme. Ces « deux tendances de principe », comme les appelle Trotsky, ont longtemps été deux nuances d’une même pensée, qui coexistaient au sein d’un parti unique. Il apparaît aux yeux de l’ancien menchevik converti au bolchevisme, Trotsky, que le renversement du tsarisme en février 1917 a révélé les véritables motivations de la « nuance menchevik ». Comme Trotsky le dit lui-même, cette « nuance menchevik » servait en fait les intérêts de la bourgeoisie parlementariste, démocratique en cela, et donc anti-prolétarienne : « Le renversement du tsarisme, en février 1917, marquait évidemment un bon gigantesque en avant. Mais, prise à part, la révolution de Février signifiait uniquement que la Russie se rapprochait du type de république bourgeoise qui existe, par exemple, en France. » Ce propos est teinté du matérialisme dialectique de Marx et d’Engels : toute l’histoire est un jalonnement de batailles que se livrent des forces contraires ; un jalonnement qui doit aboutir, enfin, au τέλος de la société communiste. Dans le cadre de cette philosophie de l’histoire, que l’on nomme « étapiste », la Révolution de Février est un premier jalon, qui mène la société russe du féodalisme au capitalisme, et la Révolution d’Octobre un second jalon, qui mène pour sa part du capitalisme au socialisme. Trotsky défend donc que la Révolution de Février ne peut se comprendre qu’à partir de la Révolution d’Octobre ; ce qui, de toute évidence, condamne le discours des socialistes plus modérés, qui auraient voulu vivre plus longtemps dans le seul sillage de Février, et reporter à l’infini la Révolution d’Octobre. Cette idée marxiste d’un mouvement naturel de l’histoire vient donc soutenir par endroit la révolution engagée par Lénine en octobre, soutenue ardemment par Trotsky, comme dans la phrase citée supra.

Mais l’antagonisme indépassable entre menchevisme et bolchevisme n’est pas tellement théorisé dans le texte de Trotsky, — ce dernier, d’ailleurs, se livre peu dans son texte aux abstractions philosophiques. Cet antagonisme se manifeste plutôt dans des exemples concrets, dans l’actualité de 1917, où les deux tendances s’opposaient radicalement. Le contexte de la guerre par exemple : les mencheviks n’ont fourni aucun effort pour désengager la Russie du conflit mondial — au contraire — alors que c’était une grande idée portée par la Révolution anti-tsariste avant février, et toujours portée par le bolchevisme après février. La question du statut des Soviets, elle aussi, est invoquée assez régulièrement par l’auteur, pour faire valoir l’opposition cristallisée dans l’actualité d’alors : les bolcheviks accordaient un pouvoir absolu aux Soviets (c’est le fameux « Tout le pouvoir au Soviets ! » de Lénine, dont Trotsky se fait l’écho), alors que le gouvernement provisoire, menchevik, tendait vers un parlementarisme anti-Soviets. Tous ces points de cristallisation de la polarité menchevisme-bolchevisme vont peu à peu faire basculer l’opinion, d’abord très confiante à l’égard du gouvernement provisoire, puis bientôt, avec les efforts répétés de Lénine, très critique. Ce basculement de l’opinion, Trotsky le rend tangible grâce aux articles qu’il cite de la Pravda, le journal officiel du Parti. Il use de ce journal, en quelque sorte, comme d’un thermomètre qui lui permet de sonder les opinions de la gauche révolutionnaire. « En mars, nous dit Trotsky, la Pravda était au fond beaucoup plus proche de la position du défensisme révolutionnaire que de la position de Lénine. » La défensisme révolutionnaire désigne, en notre cas précis, la volonté généralisée de poursuivre la guerre, alors que le défaitisme, c’est-à-dire le parti de se retirer du conflit, comme nous l’avons dit, avait été décidé à l’heure où le tsarisme se faisait renverser. Somme toute, les articles publiés dans la Pravda soutenaient dès après le mois de février la politique mise en place par le gouvernement provisoire menchevik ; et cela, notamment sur l’engagement ou le désengagement de la Russie dans le premier conflit mondial. Symptomatiquement, aux yeux de Trotsky, certains discours tenus par les révolutionnaires de Février prenaient des accents patriotiques, dans la Pravda notamment, estompant en cela les accents internationalistes qui devraient pourtant teinter la parole socialiste-révolutionnaire. Si le nom de Staline — grand rival de 1924 — n’est jamais prononcé en toutes lettres dans l’Introduction de Trotsky, c’est pourtant bien lui qu’il faut deviner comme cible des saillies répétées contre la Pravda. C’est en ce point précis, plus que tout autre, que les contextes se confondent. Staline, en effet, était rédacteur en chef de la Pravda au moment de la Révolution russe : le journal communiste, interdit à l’ère tsariste, a été réhabilité par le gouvernement provisoire, et c’est le jeune Staline qui fut désigné pour en assurer la responsabilité éditoriale. Le goût prononcé pour la patrie que la ligne éditoriale de la Pravda semble avoir assumé après février 17, si l’on se fie du moins à ce qu’en dit Trotsky, est une version préméditée et caricaturée du « Socialisme dans un seul pays » que porte le stalinisme en 1924. L’histoire devient l’instrument d’une décrédibilisation du stalinisme : alors que Staline reproche à Trotsky son adhésion tardive au Parti, Trotsky rappelle que la Pravda, du temps de Staline, a pu défendre la politique menchevik, défensiste et conciliatrice ; et cela, contre l’opinion de Lénine : « On pourrait donner une quantité de citations analogues à caractère défensif et conciliateur plus ou moins masqué. À ce moment, Lénine, qui n’avait pu encore s’échapper de Zurich, s’élevait vigoureusement dans ses Lettres de loin contre tout semblant de concession au défensisme et au conciliationnisme. » Bien évidemment, à rebours de ces reproches ad hominem insidieux que Trotsky formulent contre le Staline de 1924, le texte fait fi des reproches qui ont été fait à Trotsky lui-même. Tout au contraire, Trotsky se présente comme le disciple inconditionnel de Lénine : « Dès le premier jour de mon arrivée à Petrograd, je travaillais en complet accord avec le Comité Central des bolcheviks. Il va de soi que je soutenais entièrement la théorie de Lénine sur la conquête du pouvoir par le prolétariat. » Et Lénine est partout célébré, dans une figuration quasi messianique, par exemple à la page 365 : « Sans la pression, la critique, la méfiance révolutionnaire de Lénine, le parti, vraisemblablement, n’aurait pas redressé sa ligne au moment décisif […]. » Cet escamotage de ses propres inclinations pour le menchevisme — au début du siècle — et le portrait dithyrambique, absolument lisse, qu’il dresse de Lénine, doivent tout de même être mis en doute dans une perspective historienne. L’histoire que fait Trotsky de la Révolution russe doit être lue à la lumière du contexte de son établissement. Les quelques pages du texte ne suffisent pas, de toute évidence, à embrasser l’histoire entière de cette Révolution ; ce qui n’enlève rien à la pertinence historique de ce document que nous commentons ; au contraire, l’histoire de l’historien se trouve à l’armistice du « conflit des interprétations », lorsque le plus de perspectives divergentes auront été adoptées sur l’évènement. Trotsky fait le choix de fonder son propos sur les idéologies, ainsi que nous l’avons d’abord montré, et son propos doit aussi être compris à partir d’un enjeu proprement politique qu’est celui de la succession de Lénine. Mais là n’est pas toute la pertinence du texte. Ce bref travail de mise en doute que nous avons primement exécuté est nécessaire pour ne pas se méprendre à la lecture, mais il ne concentre pas l’essentiel de l’analyse. Ce qui confère à ce texte un intérêt en propre, et notamment un intérêt pour la philosophie, c’est moins les querelles de succession, moins le tracé chronologique de la Révolution d’Octobre, que la théorie de la révolution qui est érigée en modèle de la société soviétique. Trotsky le dit lui-même dans une phrase de présentation de son « étude » : « Cette étude élargira l’horizon de chaque révolutionnaire en lui dévoilant la diversité des méthodes et moyens susceptibles d’être mis en action […] ».

 

 

Une théorie de la révolution

On connait l’attrait de Léon Trotsky pour la révolution. Dans notre texte, il en parle en usant d’une formule très belle, mais surtout très évocatrice de l’idée qu’il s’en fait : elle est « une sorte de fin sans fin ». On a là, métaphorisée, la grande théorie trotskyste de la « Révolution permanente ». Ce texte en élabore tous les rouages. Mais pas seulement. La dimension pragmatique du texte, presque prosaïque, nous détourne des hypostases. On pourrait employer l’idiome sartrien et dire qu’il s’agit, de manière toute caractéristique, d’une « philosophie de situation ». J’essaierai donc à présent de donner les grandes caractéristiques de la révolution imaginées dans ce texte par Trotsky.
Revenons un court instant sur la querelle qui oppose Staline et Trotsky en 1924. L’un des aspects de cette querelle, nous l’avons dit déjà, est la question de la délimitation territoriale de la révolution socialiste : alors que Staline rompt avec l’internationalisme inscrit dans le Manifeste du parti communiste en instaurant sa théorie du « Socialisme dans un seul pays », Trotsky défend ardemment l’idée selon laquelle la Révolution doit se faire par-delà les frontières nationales. Le texte ne cesse de faire référence aux pays d’Europe, et Trotsky dit même avoir pris la plume précisément pour que la Révolution se propage dans tous ces pays européens. Le texte tire des leçons, comme l’indique son titre, pour l’avenir certes, mais surtout pour l’ailleurs. Trotsky se fait régulièrement le chantre de l’Internationale communiste ; à la page 381 par exemple : « L’histoire, esquissée plus haut, des groupements du parti en 1917 […] a une importance directe pour la politique de l’Internationale communiste. » Dans cette défense de l’internationalisme, je crois qu’il faut voir plus largement une opposition au retour qu’engage Staline à un faste national, voire nationaliste, qui a impliqué notamment la remise en place des uniformes militaires à la tête du pays, délaissés après l’abdication de Nicolas II en février 17. Le texte n’en parle pas explicitement, et en 1924 ce retour au faste national n’en est qu’aux prémices, mais tout de même, ces éléments de contexte nous permettent de mieux comprendre l’intérêt de l’internationalisme, négligé par la société stalinienne.
Un point sur lequel se seraient cependant accordés l’un et l’autre des deux rivaux politiques, c’est l’importance pour une révolution — quelle qu’elle soit — d’être menée d’une main de maître, par le parti et ses dignitaires. La figuration scripturaire de Lénine en véritable messie révolutionnaire participe de cette idée générale de la révolution. Il y a dans la pensée socialiste, depuis Lénine surtout, toute une idéalité du chef, qui, pour une part au moins, put faire sombrer l’Union soviétique dans un dirigisme ou un étatisme exacerbés. Alors que Karl Marx croyait en la spontanéité des masses ouvrières, Lénine pour sa part, a établi après Marx, que l’avènement du socialisme nécessitait une représentativité des mouvements ouvrier et paysan au sein d’un parti. Trotsky, en parfait disciple de Lénine, s’accorde tout à fait avec son chef : « La question de la sélection du personnel dirigeant a, pour les partis d’Europe occidentale, une importance exceptionnelle », ou encore, « Le conservatisme du parti comme son initiative révolutionnaire trouvent leur expression la plus concentrée dans les organes de la direction. » Malgré ce qu’on connait de Trotsky, quant à son aversion pour la bureaucratie, cette idéalité du chef si chère au socialisme russe, et son corrélat l’organisation hiérarchisée, préviennent déjà, me semble-t-il, d’une certaine inertie bureaucratique. Trotsky lui-même s’en rend bien compte. Alors il cherche, à un moment tout à fait passionnant du texte, un moyen de résoudre ce problème — lui qui défend d’une part la représentativité du parti et condamne d’autre part la bureaucratisation de la société soviétique : « Tout parti, même le plus révolutionnaire, élabore inévitablement son conservatisme d’organisation : sinon, il manquerait de la stabilité nécessaire. Mais, poursuit Trotsky, en l’occurence, tout est affaire de degré. Dans un parti révolutionnaire, la dose nécessaire de conservatisme doit se combiner avec l’entier affranchissement de la routine, la souplesse d’orientation, l’audace agissante. » Cette « affaire de degré », tout en abstraction, s’effacera bientôt sous le jour qui point de la « Révolution permanente ». Mais nous y reviendrons par la suite. Il faut conclure pour l’heure que la révolution telle que Trotsky la théorise nécessite un corps dirigeant qualifié.
Le philosophe ne le sait que trop bien, un concept se définit toujours au regard de ses anti-concepts. S’agissant de la révolution, il semble que son anti-concept le plus radical soit un certain réformisme, tantôt démocratique, tantôt conciliateur, tantôt petit-bourgeois. « La pression sur le gouvernement bourgeois est la voie des réformes, allègue Trotsky. Un parti marxiste révolutionnaire ne renonce pas aux réformes, mais les réformes portent sur des questions secondaires et non sur des questions essentielles. On ne peut obtenir le pouvoir au moyen de réformes. On ne peut, au moyen d’une pression, forcer la bourgeoisie à changer sa politique dans une question dont dépend son sort. » Le réformisme et la révolution sont deux voies pour engager l’action politique ; distinctes en cela que l’une, la « voie des réformes » comme dit Trotsky, portent sur des questions subsidiaires, et que l’autre, le biais révolutionnaire, engagent des changements profonds. Nouvelle caractéristique de la révolution donc : elle permet des mutations de long cours, et en cela, elle s’oppose en plein au réformisme de concession.
Enfin, dernière caractéristique, — peut-être la plus évidente, — en tout cas la plus notable : la révolution est une histoire de situations, de moments, de circonstances, qui se présentent ou rechignent à se présenter. C’est pour cela que la révolution doit être pensée d’un point de vue strictement pragmatique, ainsi que nous le défendions plus tôt à propos de la philosophie trotskyenne. Au sujet de la Révolution d’Octobre, Trotsky n’hésite pas à avancer que « [pour] le succès de cette large manœuvre enveloppante, il fallait un concours exceptionnel de circonstances grandes et petites. » C’est pour cette raison — parce que les circonstances sont les seules à rendre possible la réussite d’une révolution — que, comme dit le texte à plusieurs reprises, « la révolution est un art », et plus précisément un art de saisir les circonstances au moment précis où elles le permettent : « Tout l’art de la tactique consiste à saisir le moment où la combinaison des conditions nous est le plus favorable. » C’est ce que signifie, en substance, le « Maintenant ou jamais ! » asséné par Lénine dans les souvenirs que nous relate Trotsky : il semble que la révolution parachevée soit une affaire de jours, et peut-être même une affaire d’heures. Cette caractéristique fondamentale de la révolution permet de relativiser quelque peu ce que nous disions plus tôt sur l’interventionnisme dans l’histoire défendu par Lénine et Trotsky. Certes la révolution doit être menée par certains, qui représentent le prolétariat dans la défense de ses intérêts, et certes elle exige parfois d’être provoquée ; mais tout de même, il faut être attentif aux borborygmes de l’Histoire : celle-ci suit son cours, et il n’appartient pas toujours aux hommes de le détourner comme il le voudrait.
Ainsi donc, le texte de Trotsky donne de la révolution quatre caractéristiques fondamentales ; qui nous ont permis de saisir, pour certaines en tout cas, la débâcle de l’Union soviétique. D’après Trotsky, la révolution : 1. est internationaliste ; 2. doit être menée par des dirigeants d’une grande qualité ; 3. s’oppose au réformisme en tant que mode d’action socialiste-révolutionnaire ; et 4. s’appuie sur les circonstances de l’Histoire. Mais la révolution, largement théorisée, n’est pas seulement un modus operandi. Le texte, par endroit, suggère qu’elle est une véritable dynamique de l’Histoire : c’est ce qu’on appelle parfois la « Révolution permanente ». En d’autres termes, la révolution telle qu’elle est définie dans le texte par Trotsky se constitue en modèle de société, à toutes les échelles.

 

 

La révolution comme dynamique de l’histoire : Trotsky et la « révolution permanente »

À partir de cette « théorie pratique » de la révolution, Trotsky opère un dépassement, qui finalement fera de la révolution une dynamique de l’Histoire humaine, un certain système du monde, et peut-être donc, une sorte de « cosmologie socialiste ». C’est la « Révolution permanente ». Sans doute est-ce dans ce dépassement que s’exprime toute la philosophie trotskyenne ; dans ce qu’elle a d’original (notamment vis-à-vis du marxisme dont elle se revendique), et dans ce qu’elle a de porteur dans l’histoire de la philosophie. Cette grande idée de la révolution permanente se manifeste par endroit dans notre texte, toute embryonnaire qu’elle était alors dans l’esprit de Trotsky, — elle ne sera systématisée que plus tard, en 1931, dans un texte intitulé La révolution permanente. Le proto-concept, qui s’élabore au fil des Leçons d’Octobre, à la suite de Bilan et perspectives, anticipe deux aspects du concept définitivement systématisé ; deux aspects qui suffisent en eux-mêmes à saisir de quoi il en retourne.
Tout d’abord, la révolution permanente, c’est-à-dire stricto sensu la révolution comme dynamique de l’histoire humaine, s’oppose à une conception de l’histoire héritée de Marx ; une conception selon laquelle « les pays avancés montrent aux pays arriérés l’image de leur développement futur ». Trotsky qualifie cette conception de « pseudo-marxisme », de « pensée conditionnelle et limitée », ou encore de « parodie scolastique du marxisme ». Cette conception, pourtant, est bien établie dans la pensée marxienne. C’est un corrélat évident de la philosophie étapiste de l’histoire, qui se met en place dans la pensée marxienne dès la Critique du programme de Gotha, en 1875 : puisque l’histoire mondiale se structure en étapes, qui sont le féodalisme, le capitalisme, le socialisme et enfin le communisme, il semble bien que les pays qui en sont encore au féodalisme, telle que la Russie avant Février 17 par exemple, puissent entrevoir peu ou prou leur propre destinée dans la situation d’autres pays, par exemple l’Angleterre de 1917, qui se trouvent déjà à un stade avancé du capitalisme. Seulement, penser en ces termes empêche de bien comprendre l’avènement dans l’histoire mondiale de la Révolution d’Octobre — laquelle, si l’on s’en tient au schéma historique de Marx sévèrement condamné par Trotsky, a précipité le passage du capitalisme au socialisme. C’est sur cette conception que se fondait le scepticisme menchevik à l’égard des ambitions révolutionnaires du bolchevisme. Il était trop tôt aux yeux des mencheviks pour engager une nouvelle révolution — prolétarienne cette fois ; de leur point de vue, « en Russie, pays arriéré, seule la révolution démocratique était concevable. La révolution socialiste devait commencer en Occident. Nous ne pouvions nous engager, pensaient-ils, dans la voie du socialisme qu’à la suite de l’Angleterre, de la France et de l’Allemagne. » Trotsky concède une certaine valeur de vérité à cette allégation de Marx, disant qu’il est possible, en certains cas seulement, d’entrevoir chez d’autres sa destinée propre : « il n’est pas douteux que chaque pays arriéré trouve quelques-uns des traits de son avenir dans l’histoire des pays avancés ». Mais cette concession minimale ne fait que préparer la critique qu’il formule par ailleurs à ceux qui font de cette conception « une loi absolue, supra-historique, sur laquelle [ils s’efforcent] de baser la tactique du Parti de la classe ouvrière » : « il n’est pas douteux que chaque pays arriéré trouve quelques-uns des traits de son avenir dans l’histoire des pays avancés, mais il ne saurait être question d’une répétition générale du développement des évènements ». Pas de « répétition générale du développement des évènements » : l’histoire n’est pas un jeu de petits chevaux, où les uns devraient franchir la ligne avant les autres. Trotsky réfute donc l’idée de Marx selon laquelle un certain progrès, fatidique, détermine les mouvements de l’histoire, ce qui fait que certains pays plus avancés arriveront nécessairement plus vite que certains autres, plus arriérés, à l’ultime stade du communisme.
Mais Trotsky n’en reste pas à une simple condamnation de la conception étapiste de l’histoire. Par suite, avec ce texte qui tire les leçons de la Révolution d’Octobre, il propose positivement « une sorte de statut de la guerre civile », qui doit prévaloir partout, indépendamment des avancées historiques de chaque nation. La révolution doit avoir lieu aux quatre coins du monde, dans les seules mesures qui sont fixées par sa définition pratique (cf. Partie 2). Ce qui mène Trotsky à penser cela, c’est une ambition dont il ne fait pas encore part dans notre texte, qui est celle de concurrencer le capitalisme à l’international, c’est-à-dire sur toute l’étendue du terrain qui est le sien. Pour mieux comprendre cela, il faut citer le texte de 1931, La révolution permanente :

Le schéma du développement de la révolution mondiale tracé plus haut élimine la question des pays « mûrs » ou « non mûrs », selon cette classification pédante et figée que le programme actuel de l’Internationale communiste a établie. Dans la mesure où le capitalisme a créé le marché mondial, la division mondiale du travail et les forces productives mondiales, il a préparé l’ensemble de l’économie mondiale à la reconstruction socialiste.

Cette citation permet de comprendre avec quelle force le trotskisme replace le socialisme dans l’espace, plus encore peut-être que dans l’histoire, proposant une vision géographique de la révolution socialiste. Le concept de révolution permanente engage donc une géographisation de la révolution, qui défait les déterminismes historiques, selon lesquels notamment la révolution doit advenir à certaines étapes de l’histoire humaine. En substance, voilà ce que nous dit le concept de révolution permanente : « Qu’importe les étapes, brûlons-les, tant que le socialisme vainc le capitalisme mondialisé ! »
La révolution permanente, en tant que dynamique historique, est surtout le moyen de lutter contre le figement inéluctable de toute administration d’une société. Ce que Trotsky nomme de ses mots « l’inertie bureaucratique ». Il faut reprendre en cet endroit précis les réflexions dont nous avions fait part, à quelques pages de cela, sur l’auto-conservation qu’organise le parti dirigeant une fois qu’il est au pouvoir : « Tout parti, même le plus révolutionnaire, élabore inévitablement son conservatisme d’organisation : sinon, il manquerait de la stabilité nécessaire. » Ce constat est fait en 1924 sans trop de gravité, bien qu’il préfigure la généralisation du phénomène bureaucratique en Union soviétique, dont Trotsky dira qu’elle est une dérive de la Révolution d’Octobre. La révolution, en ce qu’elle est une force troublante, renversante, et parfois même une force de destruction, est l’arme la plus appropriée pour lutter contre les dérives bureaucratiques. Cette fatalité de la bureaucratie contraste assez nettement avec une idée que Trotsky prête aux mencheviks, la qualifiant « d’optimisme fataliste », selon laquelle la force du prolétariat ne fera que s’intensifier avec le temps : « La force d’un parti révolutionnaire, allègue Trotsky, ne s’accroît que jusqu’à un certain moment, après quoi elle peut décliner : devant la passivité du parti, les espoirs des masses font place à la désillusion, et, pendant ce temps, l’ennemi se remet de sa panique et tire parti de cette désillusion ». Pour ne pas se « laisser entraîner par le torrent des évènements », dont le lit court tout droit vers la société sclérosée, il faut intervenir dans l’histoire, faire la révolution en permanence, et toujours lutter contre les menaces de figement, jusqu’à tant que l’histoire du monde entier parvienne à son τέλος communiste. La révolution permanente, c’est donc aussi une lutte contre l’immobilisme nécessaire des sociétés ; c’est un moyen de dynamiser sans cesse — et peut-être même de dynamiter — les administrations en voie de bureaucratisation ; c’est donc aussi une formidable accélération de la dialectique marxiste traditionnelle.
Le concept de révolution permanente se dessine déjà, dans ses grandes lignes, dans notre texte de 1924 — comme c’était le cas dans le texte de 1905. La révolution permanente est une conception alternative de l’histoire — alternative vis-à-vis de l’étapisme du marxisme classique — qui prône une révolution qui n’a cesse d’avoir cours, dans le temps, et surtout dans l’espace. Son ennemi le plus ardent, outre le capitalisme outrancier, est le procès de bureaucratisation qui a cours dans toute société, si révolutionnaire soit-elle en principe. Cet ennemi ardent prouve que la révolution permanente est un concept qui s’applique d’abord à l’Union soviétique, qui se fige comme l’argile à mesure que se poursuit l’intronisation de la nomenklatura stalinienne. Cette solution trotskyenne, je crois, reflète deux choses : en premier lieu que l’Union soviétique a souffert d’une bureaucratisation sclérosante, qui s’est soldée par un étatisme trop prononcée ; et en second lieu que Trotsky, incontestablement, avait compris cela, et que sa solution — la révolution permanente — n’aura jamais pris effet dans sa pleine mesure. Quel aurait été le destin de l’Union soviétique si, dès que la dérive stalinienne s’est engagée, au terme des années 1920, une nouvelle révolution prolétarienne s’était produite ?

 

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Le texte de Trotsky que nous venons de parcourir est très riche, aussi bien historiquement que philosophiquement. Ses ambitions se partagent entre une mise en récit des évènements d’Octobre 17 et une théorisation de la pratique révolutionnaire. Somme toute, je l’ai lu pour ma part, comme un laboratoire conceptuel, où est travaillé dans ses prémices le grand concept trotskyen de révolution permanente. Des problèmes sont pressentis, et ces leçons d’Octobre tentent tant bien que mal d’y répondre. Philosophiquement, mais de cette philosophie de situation que nous avons nommée.
Je regrette de n’avoir pu travailler comme je l’avais d’abord souhaité, sur le second volume de la Critique de la raison dialectique, un ouvrage trop souvent minoré dans les études sartriennes, et pourtant un texte passionnant. Ces premières ambitions outrepassaient trop largement le cadre de cette dissertation. J’ai trouvé un secours tout aussi passionnant dans la pensée de Trotsky, injustement dénigrée dans l’histoire des idées. S’agissant de notre texte, j’aurais aimé me pencher plus avant sur son contenu proprement historique, l’insérer aussi dans les grands débats historiographiques qui sévissent toujours au sujet de la Révolution d’Octobre. J’ai donné tout naturellement la priorité aux contenus de philosophie, et j’en fus très heureux. Cet ancrage pratique, voire prosaïque, de la pensée est à la fois déconcertant si on le prend avec sérieux, ce qu’il faut faire, vraiment, et bienheureux pour la philosophie, qui peut se perdre par moment dans des abstractions conceptuelles sans queue ni tête. C’est là sans doute toute la distinction que fait Kierkegaard entre le penseur objectif, qu’il déplore, et le penseur subjectif, qu’il intronise. La vérité, que célèbre le penseur objectif, a trop souvent fait éclipse de la réalité, chère au penseur subjectif. La philosophie, j’en suis sûr, ne souffrira jamais d’un trop-plein de réalité ; elle s’ignore pourtant en se faisant quête irrépressible du Soleil de la Vérité.