La présence de Nietzsche est de plus en plus importante. Mais me fatigue l’attention qu’on lui prête pour faire sur lui les mêmes commentaires qu’on ferait sur Hegel ou Mallarmé. Moi, les gens que j’aime, je les utilise. La seule marque de reconnaissance qu’on puisse témoigner à une pensée comme celle de Nietzsche, c’est précisément de l’utiliser, de la déformer, de la faire grincer, crier. Alors que les commentateurs disent si l’on est fidèle ou non, cela n’a aucun intérêt.

Michel Foucault

 

Contre Foucault

Ces derniers temps, dans les cercles philosophiques, — colloques d’université, livres d’exégèse —, il est de bon ton de critiquer Michel Foucault. Puisqu’il est partout célébré, un certain scepticisme s’organise. Tout pouvoir est concomitant à sa révolte, c’est Foucault lui-même qui nous l’apprend. Qu’on pense notamment au livre de Jacques Bouveresse récemment publié, Nietzsche contre Foucault. Voilà un combat qui n’est pas anodin, puisque Nietzsche est sans doute le seul philosophe dont Foucault se sera revendiqué toute sa vie. Jacques Bouveresse le sait, et n’étant pas spécialiste de Nietzsche, c’est bien le « contre Foucault » du titre qui importe. Attaquer Foucault à partir de Nietzsche, c’est comme retourner Foucault contre lui-même. Une implosion, un système qui s’étiole de l’intérieur. Il faut dire que Jacques Bouveresse est particulièrement critique à l’endroit de la French Theory, et notamment du monopole qu’elle occupe selon lui dans les études philosophiques contemporaines. Une lettre ouverte a été écrite de sa main en 2011, suite à un article « insultant » du Nouvel Observateur, au sujet de la titularisation au Collège de France de la philosophe Claudine Tiercelin. À l’occasion de cette lettre ouverte, Jacques Bouveresse s’exclame :

Verra-t-on un jour arriver enfin une époque où on trouvera normal, pour ceux qui estiment avoir des raisons de le faire, de pouvoir critiquer certaines des gloires de la philosophie française contemporaine, comme Derrida, Deleuze, Foucault et d’autres, sans risquer d’être soupçonné immédiatement d’appartenir à une sorte de « parti de l’étranger » en philosophie ? Si la philosophie, au moins quand il s’agit de penseurs de cette sorte, est en train de se transformer en une sorte de religion dont les dogmes et les ministres sont à peu près intouchables, je préfère renoncer tout simplement, pour ma part, à la qualité de philosophe.

C’est finalement le mouvement disjoint de deux grandes traditions philosophiques qui se joue derrière cet antagonisme de principe : la philosophie analytique d’une part, dont Jacques Bouveresse se réclame, et la philosophie continentale d’autre part, qui compte Foucault et Nietzsche parmi ces figures tutélaires. Si cette distinction me semble être un véritable poncif de l’histoire de la philosophie, et qu’elle appelle à son dépassement dans une compréhension nouvelle de la philosophie contemporaine, Jacques Bouveresse fait valoir une opposition entre philosophie française, voire européenne, et philosophie anglo-saxonne ; une opposition qui participe de cette distinction entre philosophie continentale et philosophie analytique.

 

Foucault, la généalogie, l’histoire

Le combat qui oppose Friedrich Nietzsche à Michel Foucault n’est pas anodin, disais-je, et de ce fait, il est particulièrement intéressant. Je voudrais profiter de ce cours, et des positions que ce cours défend aussi quant à la relation Nietzsche/Foucault, pour étudier cette relation depuis des perspectives que je souhaite prétentieusement nouvelles, en tout cas bien différentes. À considérer les pensées foucaldienne et nietzschéenne comme des objets que l’on pourrait étudier depuis un point de vue absolu, depuis ce point de vue d’où se targuent de regarder les « historiens » de la philosophie, je crois qu’on se méprend quant à la véritable nature des liens qui les unissent. Non pas qu’il faille une exaltation du « moi », non pas qu’aucune vérité ne puisse être dite à propos de ces liens, mais il ne faudrait pas escamoter des éléments de pensée, tout aussi bien de Nietzsche que de Foucault, qui participent en plein de cette relation. Par exemple, les réflexions de Foucault sur l’exégèse ne peuvent être écartées, — elles ne doivent pas l’être, — lorsqu’on étudie la manière dont Nietzsche a été ingéré, intégré, puis digéré à l’intérieur du corpus foucaldien. Par exemple aussi, l’incroyable ambiguïté de la philosophie nietzschéenne : toute lecture unilatérale est préjudiciable, — ainsi que le soutient Thomas Mann dans son essai sur Nietzsche, ainsi que nous l’aura appris l’histoire. Savoir si les rapports que Foucault entretient avec la pensée nietzschéenne sont ou non fidèles à cette pensée ne m’intéresse pas. Je veux plutôt savoir — parce que ça me semble autrement plus intéressant — ce que prolonge Foucault de la pensée nietzschéenne, ce qu’il jette en pâture, quel champ il circonscrit dans toute l’étendue de cette philosophie, où sont les coins d’ombre et les puits de lumière. D’un mot, je me sens moins juge qu’enquêteur. Plus philosophe qu’historien des idées.
Mon principal point d’ancrage sera le texte déjà cité en notes de Michel Foucault, « Nietzsche, la généalogie, l’histoire ». Si le philosophe français se réclame à maintes reprises de son pair allemand, et si, il faut le dire, l’ombre de Nietzsche plane sur une grande partie de l’œuvre foucaldienne, ce texte est bien le seul — de cette consistance en tout cas — qui prennent explicitement Nietzsche pour objet. Une parole de Michel Foucault nous permettra de mieux saisir ce paradoxe, — selon lequel Nietzsche est partout présent, mais presque toujours silencieusement :

Tandis que Nietzsche et Heidegger, ça a été le choc philosophique ! Mais je n’ai jamais rien écrit sur Heidegger et je n’ai écrit sur Nietzsche qu’un tout petit article ; ce sont pourtant les auteurs que j’ai le plus lus. Je crois que c’est important d’avoir un petit nombre d’auteurs avec lesquels on pense, avec lesquels on travaille, mais sur lesquels on n’écrit pas.

C’est donc dans les coulisses de l’œuvre que se tient « le Nietzsche de Foucault ». Derrière, avant, à côté de la philosophie qui s’est cristallisée en discours. Le rapport que Foucault entretenait avec Nietzsche était intime, souterrain, profond. Il ne s’agit pas d’un auteur qu’on commente, d’une pensée qui intrigue, ou qui révolte, comme pour Jacques Bouveresse. Il s’agit d’une œuvre avec laquelle on pense. Les mots très personnels qu’emploie Foucault nous invite, encore une fois, à descendre des miradors de l’histoire de la philosophie, à abandonner les regards froids de l’objectivation, et à préférer l’enquête, qui se fait au plus près, à la loupe, pour retracer patiemment le fil de l’affaire.
« Nietzsche, la généalogie, l’histoire » est un article que Michel Foucault rédige en 1971, à l’occasion d’un Hommage à Jean Hyppolite, publié aux Presses universitaires de France. Jean Hyppolite était professeur d’histoire de la philosophie à l’École normale supérieure lorsque Foucault rejoint l’établissement. Les deux hommes s’entendirent rapidement, et rapidement ils devinrent ami. C’est donc tout naturellement que Foucault choisit Jean Hyppolite pour diriger ses thèses principale et complémentaire, sur la folie et sur l’Anthropologie de Kant. Le professeur Jean Hyppolite meurt à l’âge de 61 ans, à la fin de l’année 1968. Michel Foucault fut particulièrement attristé par ce décès. Lorsque deux ans plus tard, l’éditeur de Jean Hyppolite, par l’intermédiaire de Suzanne Bachelard, propose à Foucault d’écrire un texte en hommage à son ami regretté, c’est donc bien volontiers qu’il accepte. Il est pour le moins surprenant que l’élève, pour célébrer son maître, ait choisi de discourir sur Nietzsche. Hyppolite était plus volontiers spécialiste de Hegel ou de Fichte ; et Nietzsche, d’ailleurs, n’est même pas mentionné dans les Figures de la pensée philosophique que rédigea Hyppolite. À vrai dire, c’est le dernier mot du titre de l’article qui sonne comme un écho à l’œuvre du professeur directeur de thèse. L’histoire. Toute sa vie de philosophe y a été consacré. Jean Hyppolite pratiquait, comme dit Foucault, « l’histoire de la pensée philosophique », — et cela plutôt que l’histoire de la philosophie. Comme Martial Guéroult à la même époque : sorte de philosophie de l’histoire de la philosophie. L’idée que partage Hyppolite et Guéroult, si l’on veut, est la suivante : l’histoire de la philosophie doit constituer en tant que telle un objet philosophique. Voilà qui aura marqué au fer rouge le jeune Michel Foucault, élève de l’un à l’École normale, et de l’autre au Collège de France. Sans doute la thèse principale de Foucault, qui s’intitule — rappelons-le — Histoire de la folie à l’âge classique, n’aurait-elle pas été ce qu’elle est sans le concours de Jean Hyppolite, pour qui l’histoire de la philosophie doit poser question ; la thèse principale, dis-je, et peut-être même l’œuvre toute entière, qui n’est ni tout à fait philosophie, ni tout à fait histoire, — peut-être les deux. Il nous apparaît plus clairement, dès lors, que Foucault rende hommage à son ancien professeur en discourant sur « la généalogie, l’histoire ». Cet hommage est l’occasion pour lui de redéfinir le champ de recherche qui est le sien, en retraçant sans le dire ce qu’on pourrait appeler sa lignée philosophique : Jean Hyppolite en premier lieu, Martial Guéroult sur un mode tout à fait implicite, voire inconscient, et puis Friedrich Nietzsche, qui fut l’un des premiers à insister sur l’importance du sens historique en philosophie. De ce point de vue, il est intéressant de constater que la même chaire, au Collège de France, fut transmise de Martial Guéroult à Jean Hyppolite, puis de Jean Hyppolite à Michel Foucault. On a bien là quelque chose comme une lignée de philosophes, une cohérence en tout cas.
Ce travail aura donc pour point d’ancrage le texte de Michel Foucault « Nietzsche, la généalogie, l’histoire ». Mais avant de réaliser la lecture attendue de ce texte, je voudrais revenir brièvement sur la méthode de Foucault. Sa « boîte à outils » comme il dit lui-même. Et tout cela, évidemment, mis en regard de la philosophie nietzschéenne. Si ce détour est important, — peut-être est-il même nécessaire, — c’est que le nietzschéisme est un perspectivisme. Comme, je crois, la philosophie foucaldienne. La perspective depuis laquelle Foucault perçoit l’édifice nietzschéen, la sienne propre, ne peut donc être escamotée. Nous l’avons dit : il n’existe pas de point de vue absolu d’où cet édifice nietzschéen pourrait être perçu dans toute sa complexité. L’édifice, en tout et pour tout, est relatif à la vue qu’on en a. La seule question qui incombe, pour l’instant du moins, est donc celle-ci : d’où parle Foucault lorsqu’il prétend parler de Nietzsche ? Nous y répondrons par l’étude d’un texte en particulier, qui, écrit quelques temps seulement avant « Nietzsche, la généalogie, l’histoire », résonne fortement avec lui.

L’exégèse foucaldienne : fonction-auteur, discursivité, et verrou de l’oubli
Deux années seulement avant la publication de « Nietzsche, la généalogie, l’histoire », Michel Foucault donnait au Collège de France, devant la Société française de philosophie, une conférence intitulée « Qu’est-ce qu’un auteur ? ». Ce texte doit retenir notre attention. Foucault l’introduit comme une réponse aux objections, « évidemment fondées » dit-il, qu’on lui adressa après la publication des Mots et les Choses en 1966. La principale objection, — des plus classiques, — concerne la fidélité aux écrits, aux œuvres, aux auteurs que Foucault invoque avec prolixité dans son livre. Notamment la fidélité à l’œuvre de Marx, qui concentre l’essentiel des critiques. Mais aujourd’hui on pourrait tout à fait transposer ces remarques dans le cadre de la philosophie nietzschéenne, puisque c’est à cette philosophie que Foucault est aujourd’hui jugé infidèle. L’intervention de Foucault devant la Société française de philosophie, si elle se présente comme un questionnement, vise en fait, sans jamais trop le dire, à supprimer ce grand problème de la fidélité à l’œuvre, à relativiser historiquement ce défaut d’incomplétude qui est sans cesse pointé par les commentateurs.
Le texte est structuré en quatre parties distinctes. Ce que Foucault défend dans la première partie, c’est que la mort de l’auteur, proclamée à tue-tête par les philosophes, — depuis Mallarmé et jusqu’à Roland Barthes —, n’est restée qu’un songe de théoriciens. La critique contemporaine, si elle n’use plus tellement de la notion d’auteur, se sert toutefois abondamment des notions d’œuvre et d’écriture, qui posent aussi problème, et qui réaniment ce qu’on croyait enterré avec le concept d’auteur. Rien ne sert donc de constater la mort de l’auteur. Ou du moins cela ne suffit pas. Il faut entreprendre de reléguer avec le concept d’auteur toute une galaxie catégorielle — œuvre, écriture, etc. — qui maintenait jusque-là la catégorie d’auteur dans un état de catégorie-zombie. Donc, malgré ce qu’on put croire certains commentateurs, Foucault s’écarte assez franchement de la théorie de la mort de l’auteur. Et il le redit dans la deuxième partie de son intervention : « il ne suffit pas, évidemment, de répéter comme une affirmation vide que l’auteur a disparu ». Non, l’essentiel n’est pas là. Le problème est ailleurs. C’est alors que le philosophe propose à ses pairs, dans la troisième partie de son allocution, de se risquer à une brève histoire de la « fonction-auteur ». Ce qui l’intéresse, c’est donc moins l’acte de décès, que la longue vie du concept d’auteur, c’est-à-dire — pour un concept — sa fonction. Au fil de son exposé, Foucault cite le très fameux De Viris illustribus de Saint-Jérôme, pour montrer combien dès le Ve siècle, la catégorie d’auteur eut pour fonction d’établir des cohérences, des continuités, des logiques en somme, dans tout le fouillis de textes dont on disposait alors. Trouver des cohérences, des continuités, déceler dans l’épaisseur d’un livre une certaine logique, voire un certain système, n’est-ce pas ce que, aujourd’hui encore, nous tentons de faire ? Est-ce que moi-même je ne fais pas jouer présentement des textes de Foucault dans l’espoir que se révèle à vous, à moi, la figure d’un auteur présumé, et dont le nom trône au sommet des premières de couverture ? Impossible ici de ne pas penser à Nietzsche, philosophe-marteleur rétif à la cohérence ; Nietzsche, qui disait au paragraphe 17 de Par-delà le bien et le mal :

Pour ce qui en est des articles de foi des logiciens, je veux souligner encore, inlassablement, un petit fait que ces esprits superstitieux n’avouent qu’à contre-cœur. C’est qu’une pensée ne vient que quand elle veut et non pas lorsque « je » veux ; de sorte que c’est une altération des faits de prétendre que le sujet « je » est la condition de l’attribut « pense ». Ça pense, mais croire que « ça » est l’antique et fameux « je », c’est une pure supposition, une affirmation peut-être, mais ce n’est certainement pas une « certitude immédiate ».

On sait ce qu’évoque Nietzsche. On sait qu’il dit cela pour contrer le cogito cartésien. Mais on peut tout autrement y voir une critique de l’auteur constitué comme sujet, c’est-à-dire une critique de celui qui se croit au principe de tout ce qu’il écrit, alors même que « ça » pense, — « ça » et pas autre chose. Sûrement pas le « je » faussement inscrit sur la page. Derrière l’ellipse du « ça », en creux, Foucault croit apercevoir, plutôt que le « je » de l’auteur, une « dispersion d’egos simultanés », un florilège de « positions-sujets ». L’auteur, tout comme l’écriture ou l’œuvre, est une catégorie d’analyse dont on use pour ses fonctions particulières, en l’occurence une fonction classificatoire, de mise en cohérence, où même les plus claires divergences sont comprises sous le coup d’une certaine logique.
La dernière partie du texte élargit la définition de l’auteur. Un auteur peut tout aussi bien être l’instigateur d’une discipline, d’un nouveau champ de recherches ; ses théories peuvent inspirer d’autres auteurs par la suite, sa parole nourrir d’autres paroles. À ces auteurs-là, Foucault donne le nom de « fondateurs de discursivité ». « Ces auteurs ont ceci de particulier qu’ils ne sont pas seulement les auteurs de leurs œuvres, de leurs livres. Ils ont produit quelque chose de plus : la possibilité et la règle de formation d’autres textes. » Alors Foucault, qui — je le rappelle — écrit ceci en 1969, cite deux exemples : Freud d’abord, puis Marx, en cela qu’« ils ont établi une possibilité indéfinie de discours », non seulement de discours qui souscrivent à ces discursivités instaurées, mais aussi des discours qui souhaitent s’en affranchir. L’instauration de discursivité est distinguée par le philosophe de la « fondation de scientificité ». Les théories que Lamarck fit advenir en son temps ne répondent pas aux mêmes critères que la création de la psychanalyse sous la plume de Freud. Quelle raison à cela ? « [L]’acte de fondation d’une scientificité peut toujours être réintroduit à l’intérieur de la machinerie des transformations qui en dérivent », alors que « l’instauration d’une discursivité est hétérogène à ses transformations ultérieures. » Autrement dit, il existe une différence fondamentale entre, d’un côté, les sciences de la nature et les sciences formelles, et d’un autre côté, les sciences humaines et les sciences sociales, une différence qui tient à l’historicité de ces champs de savoir. Les premières se doivent d’être toujours fidèles à ce qui a été précédemment établi : on reprend les théories de Max Planck pour les compléter, les améliorer, les réenvisager, ou les théories de Stephen Hawking pour les prendre pour hypothèses afin d’écarter le faux du vrai, pour en réfuter certains aspects, les revoir sous un jour nouveau. Mais en matière de sciences sociales et de philosophie, la chose est toute autre. L’acte fondateur ne participe pas en plein de la discursivité : pour étudier la psychanalyse, pour se faire praticien, on ne doit pas reprendre toute la théorie freudienne et en appeler qu’à elle, celle-ci « demeure nécessairement en retrait ou en surplomb ». Ce qui signifie que l’oubli — des instaurateurs — est une nécessité heuristique en ce qui concerne les discursivités :

L’acte d’instauration, en effet, est tel, en son essence même, qu’il ne peut pas ne pas être oublié. Ce qui le manifeste, ce qui en dérive, c’est, en même temps, ce qui établit l’écart et ce qui le travestit. Il faut que cet oubli non-accidentel soit investi dans des opérations précises, qu’on peut situer, analyser, et réduire par le retour même à cet acte instaurateur. Le verrou de l’oubli n’a pas été surajouté de l’extérieur, il fait partie de la discursivité en question, c’est celle-ci qui lui donne sa loi ; l’instauration discursive ainsi oubliée est à la fois la raison d’être du verrou et la clef qui permet de l’ouvrir […].

Poursuivre une discursivité, ou disons intégrer un champ de recherche, implique d’oublier à un certain moment, de manière non-accidentelle, ceux qui ont fait fonctionner cette discursivité ou ce champ de recherche avant nous. Oublier, et peut-être même trahir, puisque d’une certaine manière en s’affranchissant de l’acte d’instauration, on redéfinit le champ de recherche. La question de la fidélité est ainsi balayée. Intégrer un champ de recherche, c’est le redéfinir, mettre en lumière ce qui se terrait dans l’ombre, et sortir ce qui se trouvait en creux.

 

Nietzsche, un instaurateur de discursivité ?

Dans la dernière partie du texte, qui porte sur les instaurations de discursivités, le nom de Nietzsche n’est pas mentionné : partout sont cités Marx et Freud, mais Nietzsche nulle part. Il brille pourtant de son absence. Ces trois noms, en effet, ont été associés — au XXe siècle surtout — au sein d’une trinité de pensée qu’on a pu appelée la « philosophie du soupçon ». Et Foucault lui-même, au cours de son intervention au Colloque de Royaumont en 1964, a associé ces trois figures, d’un lien étroit qui n’est pas éloigné du « soupçon ». Nietzsche, Marx, Freud : trois noms qui ont fonctionné ensemble, en cela qu’ils ont déterminé bon nombre des questions qui seront philosophiquement traitées au cours du XXe siècle. Cela suffit-il à faire d’eux des « fondateurs de discursivités », des « instaurateurs » ? La question ne se pose pas pour ce qui est de Marx et de Freud, partout cités dans le texte de Foucault — nous l’avons dit ; mais qu’en est-il de Nietzsche, que l’on veut spontanément joindre aux deux autres et dont pourtant on ne lit nulle part le nom ? Est-il lui aussi un « instaurateur de discursivité », avec tout ce que cela implique au vu de l’exégèse foucaldienne ?
Indéniablement, Nietzsche fit gloser à sa suite. Il insuffla en philosophie un vent nouveau, chargé d’injonctions à se faire historien des mentalités, à remarquer la forêt d’identités qui se cachent derrière l’arbre — unique et unifiant — du sujet, à interroger la philosophie elle-même, la déshabiller de sa toge blanche, et beaucoup d’autres injonctions encore, que beaucoup surent entendre. Mais concernant ce que j’ai appelé une histoire des mentalités, et que nous devrions appelée plus justement une « histoire naturelle de la morale » ou une « généalogie », Nietzsche ne semble pas être le fondateur ni même l’initiateur de cette entreprise intellectuelle, bien qu’elle soit, nous le savons, le cœur battant de sa pensée. Qu’on se réfère, pour s’en convaincre, au premier traité de La généalogie de la morale, qui commence par l’évocation des « psychologues anglais » comme les appelle Nietzsche, c’est-à-dire in personam John Stuart Mill, Herbert Spencer, Charles Darwin, ou encore Paul Rée. Les mots qui sont consacrés à ces psychologues anglais dans le premier traité ne sont pas toujours tendres, ils se rapprochent parfois même de l’invective ; mais certains hommages, allègres, leur sont rendus :

[C]es chercheurs et microcopistes de l’âme [sont] fondamentalement des animaux courageux, magnanimes et orgueilleux, qui savent tenir en bride leur cœur et leur douleur et se sont éduqués à sacrifier tout souhait idéaliste à la vérité, à toute vérité, même à la vérité simple, amère, laide, repoussante, non chrétienne, immorale… Car il y a des vérités de ce genre.

On a là, dressé sous nos yeux, quelque chose comme le portrait rêvé du penseur nietzschéen, — et peut-être même un portrait du Surhumain. Avec des notes manifestes de générosité et de sacrifice, qui expriment discrètement la volonté de Nietzsche de poursuivre la recherche de ces « microcopistes de l’âme ». La poursuivre, mais à condition d’en redessiner les limites, d’en retracer les grandes lignes. Autrement dit, à condition de cadenasser certaines de leur proposition à l’aide de ce « verrou de l’oubli » qu’évoquait Foucault, nécessaire à la survivance des recherches. Car, ainsi que le dit Patrick Wotling, « [p]our Nietzsche, ce premier pas en direction d’une élucidation généalogique de la morale se solde toutefois par un échec et ne parvient qu’à une ébauche inaboutie, une amorce d’histoire de l’émergence de la morale. » Dès Le Gai Savoir, qui est publié en 1882, cinq années avant La généalogie de la morale, Nietzsche faisait valoir les défauts de ce champ de recherche qu’il nomme « la psychologie anglaise » ou « l’histoire naturelle de la morale ». Voici ce qu’en dit le philosophe allemand, au § 345 :

Ces historiens de la morale (notamment anglais) ne comptent guère : d’ordinaire, ils continuent d’obéir eux-mêmes ingénument au commandement d’une certaine morale dont ils se font, à leur insu, les porte-enseignes et à laquelle ils font cortège ; par exemple en ressassant encore et toujours avec une telle confiance ce préjugé populaire de l’Europe chrétienne qui veut que la caractéristique de l’action morale réside dans l’abnégation, la négation de soi, la pitié. Leur faute habituelle de présupposition tient à ce qu’ils affirment quelque consensus des peuples, du moins des peuples apprivoisés sur certains principes de la morale et en concluent à leur obligation inconditionnée, y compris pour toi et moi […].

Et le réquisitoire se poursuit jusqu’au terme du paragraphe. Ce texte de 1882 rayonne d’intérêts. D’abord il nous fait voir l’ambiguïté toute nietzschéenne dont nous témoignions en introduction de ce devoir : tantôt les « psychologues anglais » sont décisifs, quasi surhumain dans leur dépassement de l’actualité, tantôt ils ne comptent plus guère, ne sont que de vulgaires laquais de l’ordre moral. Mais il est intéressant surtout parce qu’il nous donne à voir tout ce travail de lecture, de recherche, qu’opère Nietzsche, et tout ce travail de reproche et d’éloge qui lui permet de circonscrire son propre champ d’étude, à la suite des propos de ces premiers « historiens de la morale ».
Nietzsche n’est pas un « fondateur de discursivité ». Il ne l’est pas à proprement parlé. Il poursuit le travail — ou la discursivité — de penseurs qui le précèdent, tels que Darwin, Spencer ou Mill. Ce sont eux, à en croire Foucault, les véritables « fondateurs ». Toujours est-il que Nietzsche est un jalon essentiel de cette histoire de la morale, qui débuta en plein cœur du XIXe siècle ; il est une charnière, un revirement certain, dans toute l’étendue de cette discursivité. Il l’est non pas tellement parce qu’il prit fidèlement la suite de ses prédécesseurs, mais bien au contraire, parce qu’il sut travestir leurs considérations, parce qu’il sut oublier certains de leur propos, pour réouvrir la discursivité. De « l’histoire de la morale » de 1882 à « la généalogie » de 1887, en passant par « l’histoire naturelle de la morale » de 1886, c’est tout un itinéraire de sinuosités, de lacets tortueux, qu’emprunta la philosophie nietzschéenne. Semble donc confirmée la théorie exégétique de Foucault que nous mentionnions tout à l’heure. L’histoire d’un champ d’étude — Foucault dirait d’une discursivité — n’est jamais tout à fait l’histoire de fidélités successives ou de « testaments trahis », elle est bien plutôt l’histoire de continuations et de discontinuations, d’errances et de déshérences, de superpositions mal établies.

 

« Nietzsche, la généalogie, l’histoire » : entre continuation et discontinuation

Foucault n’est pas l’épigone de Nietzsche. Pas son disciple, son ventriloque dans l’avenir, pas son apôtre. Le philosophe français l’a dit, et nous l’avons répété déjà : Nietzsche est un penseur avec qui il pense, avec qui il travaille, un penseur qu’il utilise. Voilà tout. Si une quelconque parenté les lie l’un à l’autre, c’est seulement sur le mode de la discursivité établie par Foucault en 1969. C’est-à-dire un mode qui comprend des discontinuités dans son essence même. Continuation et discontinuation sont inséparables. Autrement dit : la question de la fidélité est une fausse question, — c’est un décor de papier-mâché pour la pensée. « Nietzsche, la généalogie, l’histoire », sous couvert de glose, n’est sans doute qu’un manifeste de la pensée foucaldienne. Que cela implique une lecture des œuvres de Nietzsche, une lecture qui, à bien des égards, est personnelle, peut-être trop personnelle pour d’autres, voilà qui doit retenir notre attention. L’aspect perspectif de cette lecture serait préjudiciable si — et seulement si — Foucault prétendait à une lecture depuis l’Absolu, le Ciel de l’exégèse, s’il prétendait à un commentaire Universel du fait de sa Vérité. Mais tel n’est pas le cas. On est bien loin, au contraire, d’une philosophie en majuscule. Et le texte lui-même est une réponse aux accusations d’imposture ou d’infidélité, qu’on lui a adressé et qu’on lui adresse encore : « Rechercher une telle origine, nous dit Foucault, c’est essayer de retrouver “ce qui était déjà”, le “cela même” d’une image exactement adéquate à soi ; c’est tenir pour adventices toutes les péripéties qui ont pu avoir lieu, toutes les ruses et tous les déguisements ; c’est entreprendre de lever tous les masques, pour dévoiler enfin une identité première. » La véritable imposture appartient à celui qui prétend rechercher « l’identité première » de Nietzsche, dans tout le dédale de masques, de péripéties, de ruses et de déguisements qui tient lieu de son œuvre. Tout ceux qui auront fouillé les textes de Nietzsche en conviendront : « Ce qu’on trouve […] ce n’est pas l’identité encore préservé de leur origine — c’est la discorde des autres choses, c’est le disparate. » L’évocation de Nietzsche, son invocation même, dans ce texte à valeur de manifeste, s’explique du simple fait que Foucault se croit l’héritier d’une discursivité dont la généalogie, dans son arborescence complexe, comprend Nietzsche, — mais pas seulement, nous l’avons dit : on compte aussi Jean Hyppolite par exemple, à qui ce texte est dédié. Comme pour Nietzsche vis-à-vis de ses pères anglais, il reste à savoir quelles nouvelles frontières Foucault donne à cette discursivité qu’il « rejoint ».
Deux revirements me semblent particulièrement saillants dans ce que Foucault aura fait de cette discursivité. D’abord, de toute évidence, il y a l’absence du génitif dans le syntagme emprunté à Nietzsche : la « généalogie de la morale » n’est plus que « généalogie » ; elle est « généalogie, histoire », et peut-être même « histoire effective ». Et d’autre part, Foucault introduit dans la généalogie l’évènementialité, alors même que ça n’avait rien d’évident jusqu’alors. Outre ces revirements, et outre les quelques autres que je n’aurais point retenu, une certaine continuité témoigne tout de même de la participation de Foucault à cette discursivité. Sans aucunement se faire l’apôtre de Nietzsche, parfaitement fidèle et pitrement aveugle, Foucault s’inscrit bien dans un champ d’étude qui doit beaucoup à « la généalogie de la morale ». Déconstruction de l’origine, du premier principe ; critique de la métaphysique, vieille résurgence de Dieu en philosophie, critique de ses prétentions à l’universel, de son goût pour l’Absolu ; prévalence de l’histoire et de l’historicité en philosophie ; attention soutenue au gris des documents ; injonction à s’occuper du corps comme on s’est longtemps occupé de l’âme, dépasser par-là même ce fol antagonisme ; donner du crédit aux conflits, aux puissances en débat, aux pouvoirs qui s’affrontent. Voilà ce que Foucault aura gardé de Nietzsche, et du même coup, de cette discursivité qu’il perpétue. Mais voyons de plus près les revirements que nous avons nommés, car c’est eux qui doivent nous intéresser, plus que les fidélités prétendues.

1. De la « généalogie de la morale » à la « généalogie » tout court. — La suppression du génitif soulève avant tout quelques interrogations sur le concept de « morale » dans la pensée nietzschéenne. Se demander pourquoi ce concept a été supprimé exige de savoir ce que vaut ce concept ; ce qu’il veut dire, ce qu’il dit de fait ; ce qu’il est pour Nietzsche, ce qu’il est pour nous. La morale, telle que Nietzsche l’entend, est productrice de valeurs ; elle est le prisme au travers duquel le monde se lit, s’interprète, se laisse voir ; et par effet de cette lecture, la morale détermine l’organisation de ce monde qui se laisse voir. Ainsi donc : des pulsions (du corps et de l’âme, indistinctement) engagent celui qui les a à établir des valeurs ; et par suite, ces valeurs, comme des lunettes, forment ou déforment notre réalité. Notre réalité est donc le fruit d’interprétations qui sont elles-mêmes le fruit de valeurs morales auxquelles on souscrit par effet de nos pulsions. C’est ce qui permet au philosophe allemand de dire par exemple la chose suivante, au §57 de Par-delà le bien et le mal : « La distance et, en quelque sorte, l’espace qui s’étend autour de l’homme grandissent avec la force de son regard intellectuel et de sa vision de lui-même. Le monde devient alors plus profond, de nouvelles énigmes et de nouvelles images se présentent à la vue. » Le monde tel que je le vois s’ouvre, s’ouvre encore, à mesure que certaines valeurs, plus aristocratiques que d’autres, perfectionnent mon regard intellectuel. On pourrait dire par inverse que le monde se referme aux yeux d’un homme dont le regard serait guidé par de bien sombres valeurs — par exemple le ressentiment. Faire une généalogie de la morale, c’est donc retracer historiquement tout ce fil que l’on a déroulé : les pulsions, les valeurs, les réalités ainsi formées, afin de les délimiter, de les définir, pour ensuite leur préférer une autre morale, que Nietzsche, par ailleurs, s’applique aussi à définir. Deux versants de la généalogie donc : un versant proprement historique, et un autre versant proprement axiologique ; tous deux indissociables au sein de cette entreprise généalogique, ainsi que le rappelle Patrick Wotling : « Cette recherche des origines productrices d’une interprétation n’est pas à elle-même son propre but ; elle n’est en effet requise que de manière à rendre possible dans un second temps un travail d’appréciation de la valeur de l’interprétation interrogée. La généalogie est inséparable d’une axiologie […]. » La généalogie de la morale est la somme inaliénable de deux gestes : d’une part une histoire, une symptomatologie, et d’autre part une évaluation, un jugement. Législateur et médecin, — idéal nietzschéen du philosophe. Voilà ce que Foucault met en doute dans son texte : le versant historique, généalogique, prend le pas sur l’autre versant, celui de l’axiologie, de l’appréciation morale. Je dis bien « dans son texte », puisqu’il semblerait que l’absence manifeste de l’axiologie dans celui-ci ne suffise pas à trancher sur l’absence d’axiologie en général dans l’usage foucaldien de la généalogie. Tout au contraire. « Nietzsche, la généalogie, l’histoire », pour les commentateurs, est le signalement d’un passage de l’archéologie à la généalogie dans l’œuvre de Michel Foucault. Paradoxalement, en 1969, L’archéologie du savoir fait état de la méthode employée dans les précédents opus de Foucault, et fait état du même coup, dans les interstices silencieux de l’œuvre, de l’abandon de cette méthode au profit d’une autre, systématisée dans cet article que nous lisons : la généalogie. Et l’un des changements majeurs qu’engage cet abandon de l’archéologie au profit de la généalogie n’est autre qu’un engament politique, un acharnement politique même, qui est tout à fait nouveau dans la vie du philosophe. L’identification de la prison comme archétype de la société de discipline, comme soubassement historique de ce modèle de société, engage le philosophe à lutter contre les prisons, pour les prisonniers, — création du GIP, participation à des manifestations, vives attaques à l’endroit des institutions pénales, etc. L’axiologie n’est donc pas absente de l’usage foucaldien de la généalogie, mais simplement séparée de l’effort intellectuel. Disons que Foucault fait jouer une distinction entre le terrain théorique, lieu de la saisie scripturaire de l’histoire, et un terrain pratique, lieu de l’action politique concrète ; une distinction certes poreuse, puisque les deux « terrains » communiquent directement, mais une distinction tout de même, qui peut tromper, laisser entendre que l’axiologie est finalement abandonnée, — surtout a posteriori, puisque que les engagements politiques de Foucault ne sont pas scellés dans des livres qui lui subsistent. Si l’on jette notre regard plus loin encore dans l’œuvre foucaldienne, par-delà Surveiller et punir, par-delà La volonté de savoir, on trouve le « dernier Foucault » comme on l’appelle, celui du retour à l’antique, celui de la tentative éthique ; et ce « dernier Foucault », sans doute est-il toujours habité par le souci axiologique de bâtir un nouveau devoir-être, souci ou exigence de la généalogie. Le souci de soi, le courage de la vérité, l’esthétique de l’existence, et toute cette galaxie de concepts ne participent-ils pas d’une axiologie nouvelle ? La « transvaluation de toutes les valeurs », inhérente à la méthode généalogique imaginée par Nietzsche, persiste donc dans l’usage foucaldien de cette méthode, et toujours aussi essentiellement. Seulement, cette axiologie prend une tout autre forme : non plus simplement enclose dans les livres, la transvaluation des valeurs se fait dans la rue, entre les murs de l’Université, dans les couloirs du Palais de justice, ou dans tous les autres lieux prosaïques où elle fait nécessité. Foucault, indubitablement, aura ramené la généalogie aux plus basses concrétudes de la vie, plus bas encore que Nietzsche put l’imaginer. Et c’est un revirement qui importe dans la discursivité à laquelle il prend part. Il est très net, par ailleurs, au vu de la totalité de son œuvre, que Foucault élargit — pour une certaine part — le champ de la généalogie telle qu’il fut d’abord délimité par Nietzsche (généalogie de la morale). On peut dire que Foucault distingue trois domaines pour l’enquête généalogique : la morale toujours, dans les tomes II et III de son Histoire de la sexualité ; les pouvoirs, dans Surveiller et punir et le premier tome d’Histoire de la sexualité ; et la vérité, dans Les mots et les choses, L’archéologie du savoir et L’ordre du discours. Cette tripartition de la discursivité généalogique, elle est formulée par Michel Foucault lui-même dans un entretien qu’il donne en 1983 :

Il y a trois domaines de généalogies possibles, déclare Foucault. D’abord, une ontologie historique de nous-mêmes dans nos rapports à la vérité, qui nous permet de nous constituer en sujet de connaissance ; ensuite, une ontologie historique de nous-mêmes dans nos rapports à un champ de pouvoir, où nous nous constituons en sujets en train d’agir sur les autres ; enfin, une ontologie historique de nos rapports à la morale, qui nous permet de nous constituer en agents éthiques. Donc trois axes sont possibles pour une généalogie.

Donc, la morale est toujours un objet privilégié de la généalogie — et ce fut le dernier chantier généalogique auquel se sera livré le généalogiste français avant sa mort en 1984. Seulement, à ce problème de la morale se surajoutent deux autres problèmes, tant et si bien que la discursivité généalogique inclut désormais une généalogie des pouvoirs ainsi qu’une généalogie des savoirs.

2. Foucault, le chien de feu et l’évènement silencieux. « Nietzsche, la généalogie, l’histoire » fait la part belle à l’évènementialité. La généalogie, telle que Foucault la conçoit, a pour tâche de « repérer la singularité des évènements », de « reconnaître les évènements de l’histoire », de faire « resurgir l’évènement dans ce qu’il peut avoir d’unique et d’aigu » ; et l’histoire, selon cette même conception, est une « prolifération des évènements », une « irruption de l’évènement », ou encore « une myriade d’évènements enchevêtrés », peut-être même n’est-elle que « des myriades d’évènements perdus ». Le mot « évènement » revient dans le texte, pourtant laconique, à quinze reprises. Cela aura de quoi étonner le lecteur du Zarathoustra, où l’évènement historique — le « Grand évènement » — est comparé au « chien de feu », qui est un « démon de révolte et de rébellion ». L’histoire telle qu’elle se manifeste aux yeux de Zarathoustra, n’est pas un parcours erratique qui saute d’évènement en évènement ; elle n’est pas la partition qui retranscrit note par note le concert bruyant de toutes les révolutions. L’histoire, bien au contraire, se façonne dans le silence profond des révolutions de long-cours. « Les plus grands évènements, ce ne sont pas nos heures les plus bruyantes, mais les heures du plus grand silence. […] Et tu peux bien l’avouer, une fois dissipés ton vacarme et ta fumée, on s’aperçoit toujours qu’il n’est pas arrivé grand-chose. » L’aiguïté des évènements foucaldiens, le tonnerre de leur « irruption », l’épaisseur passagère de leur fumée, tout cela est bien étranger à l’histoire où Nietzsche entend établir ses généalogies propres. Donc, autre revirement intéressant dans la discursivité généalogique : un revirement qui a trait, somme toute, à la définition de l’histoire. Où l’histoire se fait-elle : à l’arrière-scène, à peine perceptible, insaisissable presque, ou bien au devant de la scène, bien visible, peut-être trop visible ? Nietzsche, vraisemblablement, aurait abhorré l’idée que l’histoire puisse se faire au devant ; Foucault, sans doute, aurait ri pour signifier que l’histoire englobe toute la scène. Ici encore, le « sens historique » que Foucault prête à Nietzsche est plus radicalisé. Comme si le concours de Foucault dans la discursivité généalogique avait été d’une certaine manière de radicaliser les postulats nietzschéens : tout est histoire ; l’axiologie, donc, doit se faire partout : derrière, dans les livres ; devant, dans le vacarme et la fumée des feux plébéiens.

 

Conclusion

J’aurais essayé, en quelques pages, de revoir les liens qui, indéniablement, unissent Nietzsche et Foucault. Non pas absolutiser ces liens, les rendre insécables, mais les revoir, grâce à une autre grille conceptuelle héritée de Foucault lui-même ; ce qui paraît plus juste si l’on donne du crédit à la « révolution perspectiviste » de Nietzsche. Plus largement, j’espère, à la suite de Nietzsche et avec lui, avoir montré la pertinence d’une mise en doute de l’histoire de la philosophie, pas nécessairement pour la détruire, mais pour l’interroger. Ce travail, petit par la taille et par son ambition, m’aura tout de même permis de répondre à une question fondamentale de la philosophie : qu’est-ce que signifie penser-avec ? La réponse de Foucault, très proche de celle de Nietzsche — nous l’avons vu dans son rapport aux « psychologues anglais », me semble tout à fait pertinente ; bien que j’y voie les aspects problématiques : que dire, par exemple, de ceux qui ont oublié la primauté esthétique de la pensée nietzschéenne pour fasciser son œuvre ? qu’ils ont user du verrou de l’oubli ? Bien évidemment, ça ne tient pas.
Je regrette de n’avoir pu m’étendre plus avant sur les continuations et les discontinuations que Foucault opère vis-à-vis de Nietzsche, notamment, par-delà le thème de la généalogie, sur le terrain de la vérité — pour affronter, peut-être, les thèses de Bouveresse, les prendre à bras-le-corps. Le temps manque toujours aux ambitions estudiantines ; mais les frustrations, heureusement, sont des promesses de lendemains pour la pensée.